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Des hommes harcelés dans la rue

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Huhuhu. J’imagine qu’un certain nombre de personnes auront ouvert de grands yeux en voyant ce titre (ou hurlé, sauté par la fenêtre, etc). Explication: l’article qui suit est la traduction d’un article paru sur le site feministe.us, écrit par Patrick Ryne et intitulé "Harassing Men on the Street". J’ai essayé de rendre clair, dans ma traduction du titre et de l’article, le fait qu’on ne parle pas des hommes en général, mais de certains seulement; en l’occurrence, des hommes identifiés comme gays ou bisexuels, ayant vécu des formes de harcèlement dans l’espace public de la part d’autres hommes, gays ou hétéros.

Cet article m’a intéressée pour plusieurs raisons. D’abord, je n’avais jamais, jamais rien lu sur le sujet (mais peut-être que ça m’a seulement échappé, et dans ce cas, merci de me signaler les articles en commentaire!), alors que le harcèlement de rue lui-même a été largement évoqué dans les médias et sur la blogosphère féministe ces derniers temps. Dans le documentaire tourné par Sofie Peeters, autour du hashtag #harcèlementderue sur twitter, dans les nombreux articles publiés sur ce sujet, il est question du harcèlement de nature sexuelle dont les femmes font l’objet dans l’espace public. Un harcèlement fondé sur le genre, comme le rappelle l’article ci-dessous, où la personne harcelée est de genre féminin et le harceleur, de genre masculin. Le blog Une heure de peine propose une analyse sociologique de ce phénomène. Il est normal, et extrêmement important, de parler de ce harcèlement, surtout à l’heure où il a tendance à être banalisé ou non-reconnu commme tel. Les témoignages qu’on a pu lire dans la presse ou collectés par Hollaback montrent qu’il s’agit d’un réel problème, ancré dans notre société, qui concerne un nombre écrasant de femmes et met en cause les rapports de genre.

C’est justement du point de vue du genre, ensuite, que je me suis intéressée à la question du harcèlement dont peuvent être victimes les hommes gays et bisexuels. La question du genre ne peut se poser qu’en termes de rapports sociaux: rapports des hommes et des femmes, mais aussi rapports au sein d’un genre. Parce que les femmes font l’objet d’une forme d’oppression spécifique, qu’on peut appeler patriarcale, les études féministes et, dans leur sillage, les études sur le genre se sont surtout penchées sur la mise en évidence de cette oppression. Mais les études sur le genre ne sont pas des études sur les femmes: ce sont des études sur les rapports sociaux des hommes et des femmes. Le système du genre produit une bipartition hiérarchisée entre masculin et féminin et une relation dominants/dominées; mais au sein de ce système existent de multiples variations, de multiples autres frontières reposant sur la définition hégémonique du féminin et du masculin dans notre société. Ainsi, une femme perçue comme trop masculine ou un homme perçu comme trop efféminé ne rentrent pas dans cette bipartition et sont donc considéré.e.s comme anormales et anormaux (au sens étymologique de "hors-norme"). Cette anormalité est évidemment renforcée quand, à la question de l’apparence, se rajoute celle de l’orientation sexuelle.

L’orientation sexuelle peut être la cause d’une forme d’oppression distincte de l’oppression de genre, et qui doit donc être étudiée comme telle. Pour autant, cela n’aurait pas de sens si l’on ne reconnaissait pas les multiples intersections existant entre ces formes d’oppression. Cette question de l’"intersectionnalité" (traduction du concept d’"intersectionality" en anglais) entre différentes luttes n’est que peu évoquée en France; on peut en lire une bonne présentation sur le site du collectif féministe G.A.R.C.E.S.

Je sais bien que cela paraît évident à certain.e.s mais c’est loin d’être le cas pour tout le monde. L’article publié sur Feministe et traduit ci-dessous a provoqué de nombreux commentaires, généralement positifs, mais aussi des commentaires comme celui-ci (je traduis, là aussi):

"Pourquoi les conversations des femmes sur le harcèlement genré devraient-elles inclure les mauvais traitements subis par les hommes gays/bi? Pourquoi est-ce tellement à la mode, cette nouvelle forme de féminisme qui dit aux femmes qu’elles doivent moins parler de sexisme et plus de choses vaguement similaires qui affectent les hommes?

Pourquoi ce sujet est-il présenté comme une priorité sur un blog féministe? Cela me pose problème."

Et la même, plus loin:

"Personnellement, je pense qu’aucun site féministe ne devrait jamais publier les écrits d’un homme, quel qu’il soit. Ils sont hors-sujet. Je suis choquée que cela soit controversé."

L’auteur de l’article a publié une réponse à ces critiques sur un autre site. Je rejoins son point de vue: le problème de ce commentaire est qu’il traduit une vision caricaturale et erronée de la manière dont fonctionne la domination patriarcale. Tous les hommes ne sont pas privilégiés sur le même plan, et toutes les femmes ne souffrent pas autant de cette domination – SCOOP: il y a des femmes plus privilégiées que d’autres. Les femmes blanches, hétéros, appartenant à la classe moyenne connaissent l’oppression de genre, mais cela n’empêche pas qu’elles soient privilégiées par rapport à des femmes noires, et/ou lesbiennes ou bi, etc. De même, le fait que l’auteur de l’article soit un homme, et un homme blanc, n’empêche pas qu’en tant qu’homosexuel, il soit victime d’une forme d’oppression spécifique.

Une dernière chose: l’étude concerne le harcèlement spécifique vécu par ce groupe. Il n’évoque pas le cas des lesbiennes / femmes bi, auquel il faudrait consacrer une étude à part, dans la mesure où l’oppression de genre rejoint l’oppression liée à l’orientation sexuelle affichée.

Remarque sur la traduction: l’auteur emploie généralement l’expression "hommes gays ou bisexuels" pour désigner le groupe qu’il étudie. Afin d’éviter toute confusion, possible en français, entre "des hommes" et "des hommes gays ou bisexuels", j’emploie l’expression complète. J’ai coupé un passage qui concernait un grand sondage mené aux Etats-Unis. Les commentaires entre crochets et en italiques sont de moi.

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Alors que j’attendais le bus en allant au travail, un homme s’est approché de moi et m’a posé une question à propos des horaires. Puis il m’a demandé s’il me plaisait. Il me dit qu’il était hétéro mais couchait avec des hommes ["to be on the DL": argot sexuel noir-américain], qu’il aimait ma voix et me trouvait sexy. Il me mettait mal à l’aise et je ne savais pas bien comment réagir. Il me demanda ensuite si j’aimais les grosses bites black et si j’aimerais voir la sienne. Son agression était malvenue et je mis un moment à le convaincre que je n’étais pas intéressé.

Une autre fois, alors que je marchais dans une station de métro, on m’a harcelé parce que je tenais la main d’un autre garçon.

Même si j’aimerais que ces incidents soient rares, ils ne le sont pas – et c’est une réalité pour de nombreux hommes perçus comme étant gays ou bisexuels.

On a beaucoup entendu parler dernièrement du harcèlement que connaissent les femmes dans la rue, d’un article sur la homepage de CNN.com à un sketch dans Saturday Night Live , et bien qu’il faille accorder encore plus d’attention qu’on ne le fait aujourd’hui au harcèlement, fondé sur le genre, des femmes dans la rue, le harcèlement que connaissent les hommes gays/bi est un sujet connexe qui mérite aussi que l’on s’y attarde.

J’ai fait des recherches cette année, dans le cadre de mon mémoire de Master à la George Washington University, sur le harcèlement dans la rue des hommes gays et bisexuels. J’ai interrogé 331 hommes du monde entier à propos de leurs expériences, et environ 90% d’eux ont dit être parfois, souvent, ou toujours harcelé ou traités de manière à ce qu’ils ne se sentent pas les bienvenus dans des espaces publics à cause de leur orientation sexuelle perçue – un chiffre bien trop élevé.

Mais le harcèlement des hommes gays et bisexuels est compliqué. Ils sont visés parce que ce sont des hommes et parce que leur masculinité est, dans certains cas et à des degrés variables, illisible. C’est une forme de violence qui prend place dans une société hétérosexiste, qui cherche à imposer les standards et comportement genrés traditionnels aux individus participant à une interaction publique.

Les types de harcèlement que les personnes interrogées ont vécus ont tendance à varier en fonction de l’orientation sexuelle du harceleur [j’emploie à dessein le masculin, bien qu'en anglais on ne précise pas le genre]. Ils ont répondu que c’était d’autres hommes gays ou bisexuels qui les sifflaient et les touchaient / les empoignaient d’une façon sexuelle, alors que des hommes qu’ils identifiaient comme hétéros se comportaient eux de manière différente, les klaxonnaient, les insultaient, faisaient des commentaires homophobes, coupaient délibérément leur route, ou les suivaient.

De nombreux hommes ont signalé modérer leur apparence en public afin d’apparaître plus masculins et d’éviter d’être harcelés. L’un deux a dit qu’il ne se sentait pas à l’aise en présence de mecs qu’il appelait « bros » (frères), même s’il n’avait été que peu harcelé par eux.

Voilà ce que je trouve si dérangeant à propos de cette forme de violence. Bien qu’elle se produise peut-être moins souvent que le harcèlement genré des femmes, les hommes gays et bisexuels y pensent quand même et, parfois, en souffrent terriblement. En fait, à peu près 71% des hommes ayant répondu à mon sondage ont signalé faire attention en permanence à ce qui les entourait quand ils évoluaient dans l’espace public.

De plus, 69% ont répondu qu’ils évitaient certains quartiers ou zones, 67% qu’ils n’établissaient pas de contact visuel avec d’autres personnes, et 59% qu’il leur arrivait de traverser la rue ou de prendre d’autres routes – tout cela, afin d’éviter un harcèlement potentiel.

Les femmes et les hommes ne devraient pas avoir peur d’aller faire leurs courses ou au travail, de prendre le bus ou le métro, et il est certain qu’elles/ils ne devraient pas avoir à prendre des mesures extrêmes comme changer de boulot ou déménager, simplement pour éviter l’attention non-désirée qu’elles/ils reçoivent dans l’espace public. Il s’agit d’un problème social majeur et il faut faire quelque chose pour le combattre.

D’abord, il faut intervenir quand on est le témoin d’actes de harcèlement en public et encourager plus d’hommes à s’exprimer à propos de ce problème, y compris quand ils sont harcelés. En s’exprimant et en partageant nos histoires, nous pouvons œuvrer en faveur d’une culture qui ne considère pas le harcèlement public comme le simple prix à payer quand on est une femme, ou quand on est perçu comme homme gay ou bisexuel.

Ensuite, il faut en savoir plus à propos du harcèlement de rue, un problème auquel on ne consacre pas assez d’études. (…)

Enfin, nous devons continuer à parler du harcèlement de rue parce que ça se passe ici et maintenant. Et ça se passe partout. Et il faut que tout le monde le sache.



Parler du viol (2): un enjeu de pouvoir

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J’expliquais la semaine dernière pourquoi la critique féministe et l’alliance entre droit et militantisme sont nécessaires en ce qui concerne les procès pour viol. Je voudrais évoquer maintenant la façon dont on parle du viol, et plus précisément, la façon dont on le nomme et on le définit. Nommer ne sert pas seulement à désigner et à décrire: c’est aussi un enjeu de pouvoir et de domination. Le contraste est flagrant entre le silence des victimes et la profusion des discours tenus sur le viol. J’envisagerai des discours spécifiques: ceux qui cherchent à renommer et redéfinir le viol pour en nier la réalité. Je prendrai pour exemples une interview bien connue d’Ivan Levaï à propos de l’affaire Strauss-Kahn, puis des citations d’hommes politiques étatsuniens évoquant plusieurs types de viols ("viol honnête", "viol légitime", etc.).

Le silence des victimes

Dans King Kong Théorie, Virginie Despentes écrit à propos de son viol. Elle explique qu’elle a mis un couvercle dessus jusqu’à ce qu’une de ses amies soit, à son tour, violée. Elle participe alors à un week-end de formation d’écoute de "Stop Viol", qu’elle décrit comme "une permanence téléphonique, pour parler suite à une agression, ou prendre des renseignements juridiques".

    Puis une intervenante a expliqué: "La plupart du temps, une femme qui parle de son viol commencera par l’appeler autrement." Intérieurement, (…) je renâcle: "n’importe quoi." Voilà qui me semble être de la plus haute improbabilité: pourquoi elles ne diraient pas ce mot, et qu’est-ce qu’elle en sait, celle qui parle? Elle croit qu’on se ressemble toutes, peut-être? Soudain je me freine toute seule dans mon élan: qu’est-ce que j’ai fait, moi, jusque-là? Les rares fois – le plus souvent bien bourrée – où j’ai voulu en parler, est-ce que j’ai dit le mot? Jamais. (…) C’est que tant qu’elle ne porte pas son nom, l’agression perd sa spécificité, peut se confondre avec d’autres agressions (…). Cette stratégie de la myopie a son utilité. Car, du moment qu’on appelle son viol un viol, c’est tout l’appareil de surveillance des femmes qui se met en branle: tu veux que ça se sache, ce qui t’est arrivé? Tu veux que tout le monde te voie comme une femme à qui c’est arrivé? Et, de toute façon, comment peux-tu en être sortie vivante, sans être une salope patentée? Une femme qui tiendrait à sa dignité aurait préféré se faire tuer. (…) Alors le mot est évité. A cause de tout ce qu’il recouvre. Dans le camp des agressées, comme chez les agresseurs, on tourne autour du terme. C’est un silence croisé. (p.38-40)

Nommer ou ne pas nommer le viol: un enjeu de survie, mais aussi un enjeu de contrôle et de domination. Il peut y avoir plusieurs raisons de ne pas appeler un viol, un viol; mais cela recouvre toujours un enjeu de pouvoir. Le pouvoir, pour les victimes, de dépasser le viol et d’échapper à l’«appareil de surveillance des femmes". Le pouvoir, pour les agresseurs, de nier l’évènement, de le requalifier, de changer l’histoire: elle était consentante, elle avait bu, elle le demandait.

Ivan Levaï: « Parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera, je ne crois pas au viol »

Une des conclusions de l’affaire DSK, c’est que visiblement, tout le monde peut parler du viol. Et non seulement cela, mais tout le monde peut avoir un avis sur une accusation de viol, sur ce qu’il s’est passé entre une victime et un agresseur supposés; alors: viol ou pas viol?

Il n’y avait pas de raison qu’Ivan Levaï se prive de ce petit exercice. C’était il y a un an (l’antiquité pour internet, je sais). Il avait écrit un livre sur l’affaire, intitulé Chronique d’une exécution (titre qui opère déjà un déplacement: d’une victime de viol supposée à la victime réelle, à savoir, selon Levaï, Dominique Strauss-Kahn). Il avait été invité à s’exprimer au sujet de ce livre dans l’émission de Pascale Clark, "Comme on nous parle", sur France Inter, le jeudi 6 octobre. Ses propos sont retranscrits dans un article d’Acrimed qui cerne très bien le problème.

Question de Pascale Clark: « Ivan Levaï, que s’est-il passé dans la suite 2 806 du Sofitel ? Moi je ne le sais pas, est-ce que vous vous le savez ? » En réponse, Ivan Levaï prononce à plusieurs reprises un terme utilisé par le procureur new-yorkais en charge de l’affaire: "incident", qu’il choisit de comprendre comme "évènement de peu d’importance". C’est un des sens du mot en anglais, mais dans le cadre d’une instruction, il est plus probable qu’il ait le sens d’«occurrence ou évènement envisagé indépendamment" (d’autres occurrences ou évènements). Il peut aussi désigner un fait apparemment insignifiant qui débouche sur des évènements graves. Mais Levaï en conclut: "Autrement dit : ce qui s’est passé dans la suite du Sofitel, c’est un incident". Première requalification: le mot de viol est inapproprié, il faut parler d’«incident". Ce n’est donc pas un crime.

Levaï présente ensuite un récit des évènements et évoque à plusieurs reprises le bon sens et la rationalité, mais aussi un ensemble de codes partagés avec la personne qui l’écoute: ceux de l’«éducation" et d’une "attitude naturelle". Cela lui permet de présenter l’attitude de Nafissatou Diallo comme allant à l’encontre de ces codes et de ces principes:

    Et maintenant, je suis parti de mon expérience personnelle, et je me suis dit mais… Est-ce qu’il m’est arrivé à moi de sortir tout nu de ma salle de bains d’une chambre d’hôtel ? Et là, c’est incroyable : les deux sont restés, et il y a eu une relation sexuelle, non tarifée, que personne ne dément.

L’insinuation se fait de plus en plus explicite et conduit à une deuxième requalification: "Je vais vous dire, il a manqué une question, que moi j’aurais posée : qui a fait des avances à qui ? Et je m’arrêterai là." Il s’agit donc d’une relation consentie, qui plus est suggérée par la femme.

La troisième requalification, la plus explicite, arrive ensuite. Levaï "ne croi[t] pas au viol": le mot apparaît enfin, mais nié. S’il n’y croit pas, c’est « parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera ». Comme l’écrit l’auteur de l’article d’Acrimed, cet argument repose sur le cliché selon lequel un viol nécessite la contrainte d’une arme (1). Le viol n’est pas seulement nié, il est nié en vertu d’une définition (inventée) qui rend caduque l’accusation de viol.

Dernière étape et autre cliché: les femmes mentent, tout le monde le sait.

    Il y a en France, écoutez bien ça, une femme sur six, une femme sur six, qui, au cours de sa vie, a été violée ou agressée sexuellement. C’est beaucoup, hein. C’est beaucoup. Et je considère que le viol est un crime. Mais je sais aussi que sur les 75 000 crimes qui font l’objet de déclarations de viol à la police et, éventuellement, qui débouchent en justice, 10 % sont des fantasmes et des faux. Voilà.

Que cela soit bien clair: ce chiffre sort de nulle part. Il sert à corroborer le cliché selon lequel les femmes sont des menteuses et surtout, l’idée selon laquelle une menace invisible plane en permanence sur les hommes: celle d’être accusé d’un crime par une femme qui se serait ravisée ou par pur plaisir de le voir traîné dans la boue. Et comme l’écrit l’auteur de l’article, ce chiffre lui sert par ailleurs "à jeter le soupçon sur l’ensemble des femmes déclarant avoir subi un viol ou une agression sexuelle. Ce faisant, il ‘boucle la boucle’ et entend sans doute, par une ultime pirouette, innocenter DSK". Quatrième et dernière requalification: l’accusation de viol est un mensonge, comme souvent dans de pareils cas.

Si je résume: il ne s’agit pas d’un viol car les femmes mentent et d’ailleurs, les évènements ne correspondent pas à la définition que Levaï donne du viol. Il ne s’agit pas d’un crime mais d’un "incident", qu’il serait plus juste d’appeler une relation consentie, initiée par une femme ayant un comportement inhabituel et inapproprié. Le viol est donc redéfini et renommé pour être nié.

"Viol-viol", "viol légitime", "viol honnête", …: il y a viol et viol

On l’a vu, pour Ivan Levaï, ce qui s’est passé entre DSK et Nafissatou Diallo ne peut pas être un viol « parce que, pour un viol, il faut un couteau, un pistolet, et cætera ». Cette conception du viol est loin d’être une exception et cette affirmation n’est pas un "dérapage», comme on a pu le lire et l’entendre: cela signifierait qu’elle était accidentelle, voire involontaire. Cette définition (abusive) du viol est analysée dans le livre d’une juriste féministe étatsunienne, Susan Estrich, intitulé Real Rape ("viol réel"). Elle y théorise une opposition ancienne, toujours très présente dans les mentalités et dans le fonctionnement de la justice, entre "simple rape" (viol simple) et "real rape" (viol réel). Le second, qu’on pourrait aussi appeler "viol aggravé", implique une violence extrinsèque (l’utilisation d’une arme et autres violence physiques autres que le viol lui-même), plusieurs agresseurs, ou une absence de relation antérieure entre la victime et l’accusé. Un "viol simple", par opposition, ne présente aucune de ces circonstances aggravantes: l’accusé (unique) connaissait sa victime et ne l’a pas battue, ni menacée avec une arme. Une étude menée dans les années 1960 et corroborée par la suite ont montré qu’un "viol simple" était bien moins susceptible de faire l’objet d’une condamnation qu’un "viol réel" (quatre fois moins pour l’étude en question) (Kalven et Zeisel, 1966, p. 252-255). Le livre montre en quoi cette distinction entre "viol simple " et "viol réel" permet de refuser l’appellation de viol à des crimes qui sont, en réalité, bien plus courants que les "viols réels" (2).

Les affirmations suivantes ne sont pas non plus des dérapages, et il ne s’agit que de quelques exemples. Leurs auteurs sont des hommes politiques républicains (USA). Ces phrases ont toutes été prononcées en réponse à des questions portant sur la possibilité d’autoriser l’IVG (ce à quoi ils s’opposent) en cas de viol.

    If it’s a legitimate rape, the female body has ways to try to shut that whole thing down. ("S’il s’agit d’un viol légitime, le corps féminin a des moyens d’empêcher le processus – c’est-à-dire de ne pas tomber enceinte." Comprendre: s’il s’agit vraiment d’un viol.) (3)
    Todd Akin, membre du Congrès, 20/08/12
    If it’s an honest rape, that individual should go immediately to the emergency room, I would give them a shot of estrogen. ("S’il s’agit d’un viol honnête / s’il s’agit franchement d’un viol, la personne devrait se rendre immédiatement aux urgences, je lui donnerais une dose d’oestrogènes.")
    Ron Paul, membre du Congrès et candidat à l’élection présidentielle, 03/02/12
    Paul Ryan (candidat à la vice-présidence et colistier de Mitt Romney), Todd Akin et 214 autres républicains ont défendu en 2011 une loi qui permettrait d’interdire le financement de l’IVG par l’Etat, sauf "en cas de viol forcé ou, pour une mineure, d’inceste" (an act of forcible rape or, if a minor, an act of incest).

Pour se repérer parmi les différents "types" de viols évoqués par les Républicains

L’enjeu de pouvoir est ici très clair, puisqu’il s’agit de l’avortement, et donc, in fine, de cette question centrale: qui contrôle le corps des femmes?

La phrase de Todd Akin (le "viol légitime") a connu pas mal d’échos dans les médias francophones. En France comme ailleurs, elle a énormément choqué et on s’est demandé ce que pouvait bien vouloir dire cette expression. Comme "viol honnête", comme "viol forcé" (merveilleuse tautologie), elle signifie surtout ceci: il y a viol et viol.

Cette idée n’est pas réservée aux républicains, aux hommes politiques, ni aux hommes, d’ailleurs. L’actrice Whoopi Goldberg, dans une émission de télévision, discutait en 2009 de l’affaire Roman Polanski (le réalisateur était alors menacé d’extradition aux Etats-Unis); là aussi, d’ailleurs, tout le monde avait son mot à dire. Rappelons que Polanski était accusé de viol sur mineure. L’actrice avait affirmé dans cette émission: "I know it wasn’t rape-rape". It was something else but I don’t believe it was rape-rape" ("Je sais que ce n’était pas un viol-viol. C’était autre chose mais je ne crois pas que c’était un viol-viol").

Dans un article paru dans The Nation, Jessica Valenti analyse très justement ces différentes expressions:

    The reason we have qualifiers—legitimate, forcible, date, gray—is because at the end of the day it’s not enough to say "rape". We don’t believe it on its own and we want to know what "kind" of assault it was in order to make a value judgment about what really happened—and to believe that it couldn’t happen to us.
    "La raison pour laquelle ces qualificatifs existent – légitime, forcé, "date" [viol lors d'un rencard], gris – c’est parce qu’au fond, dire "viol" ne suffit pas. Nous ne pensons pas qu’il existe en soi et nous voulons savoir de quel "type" d’agression il s’agit afin d’émettre un jugement de valeur à propos de ce qui s’est réellement passé – et de croire que cela ne pourrait pas nous arriver."

Un viol est un viol

Quel est donc le point commun entre tous ces discours sur le viol? Il refusent, justement, de parler du viol. Celui-là, on ne l’évoque pas: soit il n’a pas eu lieu (Levaï), soit on distingue plusieurs types de viol comme s’il ne s’agissait pas d’un seul et même problème, le viol. Toutes ces distinctions, ces redéfinitions, ces reformulations permettent en fait que le silence perdure. La profusion apparente de ce genre de discours et de commentaires sur le viol masque le refus de le reconnaître comme un problème central de nos sociétés, et permet que perdure la culture du viol. Comme l’écrit Jessica Valenti:

    Feminists have done a lot to change policies, but not enough to change minds. Despite decades of activism on sexual assault—despite common sense, even—there is still widespread ignorance about what rape is, and this absence of a widely understood and culturally accepted definition of sexual assault is one of the biggest hurdles we have in chipping away at rape culture.
    "Les féministes ont beaucoup fait pour changer les politiques [concernant le viol], mais pas assez pour changer les esprits. En dépit de décennies de militantisme à propos de l’agression sexuelle – en dépit du bon sens, même – on trouve toujours une ignorance largement répandue de ce qu’est le viol. Cette absence de définition de l’agression sexuelle qui soit largement comprise et acceptée culturellement est l’un des principaux obstacles à l’émiettement progressif de la culture du viol."

AC Husson

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(1) La grande majorité des viols sont commis par une personne que la victime connaît. Un viol n’implique pas forcément d’autres violences physiques, qui ne sont que rarement accompagnées de la menace ou l’utilisation d’une arme. Lire à ce propos la série "Mythes autour du viol et leurs conséquences" sur la blog Antisexisme.

(2) La conséquence logique est évidemment que les femmes victimes de viol ne se perçoivent pas toujours comme telles. Estrich écrit par exemple:

    (…) many young women believe that sexual pressure, including physical pressure, is simply not aberrant or illegal behavior if it takes place in a dating situation. Thus, one study concluded that most adolescent victims do not perceive their experience of victimization as "legitimate", meaning that "they do not involve strangers or substantial violence". (p. 27)
    "De nombreuses jeunes femmes pensent que la pression sexuelle, pression physique comprise, ne constitue tout simplement pas un comportement anormal ni illégal s’il émane de quelqu’un avec qui elles ont une relation. Ainsi, une étude a montré que la plupart des victimes adolescentes ne percevaient pas leur expérience de victimisation comme "légitime", c’est-à-dire que cette expérience "n’impliquait pas d’inconnus ou une violence substantielle"". (étude citée: Ageton 1983)

(3) Cf. note 2: cette idée d’un "viol légitime" n’est pas une invention d’Akin…

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Ouvrages cités
Ageton, Susan S. (1983), Sexual Assault Among Adolescents, Lexington: D C Heath and Co.
Despentes, Virginie (2006), King Kong Théorie, Paris: Grasset et Fasquelle.
Estrich, Susan (1987), Real Rape, Cambridge et Londres: Harvard University Press.
Kalven, Harry et Zeisel, Hans (1966), The American Jury, Boston: Little, Brown.
Levaï, Ivan (2011), Chronique d’une exécution, Paris: Le Cherche-Midi.

Pour aller plus loin:
Delphy, Christine, ed. (2011), Un troussage de domestique, Paris: Syllepse.
Matonti, Frédérique (2012), "Les mots pour (ne pas) le dire. Viol, consentement, harcèlement : les médias face aux affaires Strauss-Kahn", Raisons politiques 46, Paris: Presses de Sciences Po.


Parler du viol (3): la parole des victimes

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Après avoir parlé de la critique féministe du droit et des enjeux de pouvoir qui sous-tendent les discours sur le viol, j’aimerais évoquer la parole des victimes.

En posant d’abord une question: pourquoi considère-t-on cette parole comme suspecte? Pourquoi la met-on en doute? Et pourquoi est-on aussi réticent à admettre que la culture du viol existe?

Difficile d’apporter une réponse simple à ces questions. J’ai essayé de montrer jusqu’ici qu’il ne fallait pas envisager ces violences comme un ensemble de faits isolés mais comme le résultat d’un système: le patriarcat. Mettre en doute la parole des victimes est une manière parmi d’autres d’éviter de remettre ce système en question.

Encore faut-il écouter les victimes. Mais c’est loin d’être toujours le cas. Alors cette semaine je voudrais juste laisser la parole à des victimes de viol. Et aux personnes, féministes comprises, qui s’étonnent que les victimes ne parlent pas mais considèrent qu’elles ne doivent pas "se dire publiquement" victimes de viol, sous peine de "s’exposer à nouveau", j’ai envie de hurler: MAIS ECOUTEZ-LES!

- Le Manifeste des 313: 313 femmes signent un manifeste paru dans le Nouvel Observateur, déclarant qu’elles ont été violées, parce qu’elles refusent d’être enfermées dans le silence et la honte. Comme si la honte devrait être de leur côté… Le 24 novembre, ce manifeste avait été signé par près de 700 femmes.

- L’une des signataires explique quel pas cela représente pour elle:

    (…) il faut aller au bout : arriver, son journal sous le bras et gifler avec un "Il faut qu’on parle".

    Un geste simple, écrire son nom, crier, se libérer et peut-être, participer à en libérer d’autres. Ceux qui entretiennent le tabou, juste parce que la femme violée elle est déchirée, elle est excusable, elle est intouchable. Enfermée dans l’aquarium du crime, je fais pleurer ceux qui m’aiment et qui voulaient me protéger. Je fais souffrir ceux qui me touchent et que je ne peux pas laisser.

- Une autre manière d’emprisonner la parole des femmes violées, c’est de les cantonner au rôle de la victime brisée, de la "victime digne". Une victime digne ne parle pas trop de son viol: ça ne se fait pas. Et puis d’ailleurs si elle peut en parler c’est qu’elle n’est pas si traumatisée que ça. Et si elle n’est pas traumatisée, peut-elle vraiment être une victime de viol ? Comme l’écrit Marquise:

    « J’ai été violée, j’ai une sexualité et j’aime mon corps. J’ai été violée et j’en parle. J’ai été violée et je me révolte pour les autres, pour moi. J’ai été violée mais je refuse d’être une victime. » Dites-le, exprimez-le si vous le souhaitez et ne soyez pas une Victime Digne. C’est ce que la rape culture voudrait, ainsi que la patriarcat et la société : que surtout vous ne rappeliez pas votre existence mais qu’en plus vous ne rebondissiez pas sur la violence qu’on vous a fait subir.

- France Télévisions a mis en place une plateforme intitulée "Viol, les voix du silence", sur laquelle des victimes de viol peuvent témoigner. On trouve aussi sur ce site un documentaire interactif en 5 parties, de "l’agression" à "la vie après".

- Project Unbreakable: "unbreakable" signifie "impossible à briser". Il s’agit d’un projet lancé en octobre 2011 par une photographe. Elle photographie des survivant.e.s d’agressions sexuelles et de viol tenant un panneau sur lequel on peut lire des propos tenus par leur agresseur. La démarche est la même que pour les personnes que j’ai citées plus haut: en brisant le silence, ces personnes défient leur agresseur, elles montrent qu’elles sont vivantes et que le viol concerne tout le monde. Parce que vous connaissez forcément au moins une personne à qui c’est arrivé.

Silence. Il m’avait déjà retiré mes vêtements.
Silence. Même après que j’ai dit non.
Silence. Quand j’ai essayé de le repousser.
Silence. Quand il a fini et est parti.
Mais je ne suis pas silencieuse.

AC Husson


"La théorie du genre" n’existe pas

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J’évoquais dans mon dernier article la proposition de résolution présentée en décembre à l’Assemblée Nationale par deux député·e·s UMP, visant à "établir précisément les vecteurs de promotion de la théorie du gender dans notre pays" afin d’« en évaluer les conséquences pour la collectivité nationale". J’ai déjà expliqué en quoi cette proposition était infondée et traduisait une grave méconnaissance des études de genre (ou plutôt un contresens complet). Je voudrais maintenant faire quelques remarques au sujet des expressions "la théorie du gender", ou "la théorie du genre", désignant un objet qui n’existe pas.

Cette affirmation peut surprendre, puisque ces deux expressions ont été très souvent employées depuis 2011, notamment dans des articles relayant la polémique autour des manuels de SVT. Cette expression est censée traduire gender theory, qui existe bel et bien en anglais. Cependant, la traduction par "la théorie du genre" (ou pire, "la théorie du gender") est un contre-sens à plusieurs égards, la question étant: ce contresens est-il vraiment involontaire?

Un champ unifié?

Les polémistes anti-genre parlent de "la théorie du gender" ou de "la théorie du genre" comme pour désigner une doctrine unifiée à l’origine de tous les malheurs actuels (le mariage pour tou·te·s en tête). Or les études de genre sont loin de former un tel ensemble, surtout en France où elles ont du mal à acquérir une dimension institutionnelle. Elles regroupent des chercheuses et chercheurs de disciplines très diverses (sciences humaines, mais aussi philosophie, littérature, linguistique, sciences exactes…) et surtout, de multiples courants et versions qu’il serait trop long d’exposer ici. L’expression "théorie du genre" permet cependant à ces polémistes de donner l’illusion d’un ennemi unique et organisé, en état de contaminer l’ensemble de la société (cf. mon analyse du texte des député·e·s UMP).

Une erreur de traduction

L’anglais theory ne se traduit pas toujours par "théorie". Le premier désigne, pour faire simple, la théorie par opposition à la pratique. On parlera ainsi de evolution theory (la théorie de l’évolution), mais aussi de computer theory (qui n’est pas la théorie de l’ordinateur…) ou encore de music theory (le solfège, par opposition à la pratique musicale). Pour résumer, l’expression anglais [nom] theory ne se traduit pas toujours par "théorie de [nom]», même si cette traduction apparaît comme la plus évidente.

Théorie vs réalité

Il faut donc s’interroger sur les raisons de traduire gender theory par "théorie du genre". Dans un entretien publié sur le site Témoignage Chrétien, Anthony Favier, doctorant en histoire, explique que l’expression "théorie du genre" est employée par des catholiques. J’ajouterai seulement qu’à force d’être reprise de manière non critique dans les médias, elle s’est maintenant largement répandue.

    Il est important de préciser que seuls les catholiques utilisent l’expression « théorie du genre ». Dans le monde académique, les gender theories américaines n’ont jamais été traduites de cette manière – le mot français « théorie » impliquant une incertitude – on dit les « études de genre », ou « étudier le rapport de genre ».

En effet, tous les discours polémiques catholiques contre les études de genre mettent l’accent sur le caractère philosophique, incertain et anti-scientifique de cette "théorie du genre", qui s’opposerait à la certitude des sciences exactes, c’est-à-dire de la biologie. Ainsi, Mgr Tony Anatrella, qui a publié un livre (en italien) sur "la théorie du genre et l’origine de l’homosexualité", explique faire

    une analyse de la théorie du gender à partir des concepts de l’encyclique de Benoît XVI, Caritas in Veritate, qui permettent de souligner le caractère irréaliste et idéaliste de cette idéologie. [...] Le corps sexué n’est pas reconnu pour lui-même comme un « fait » à partir duquel le sujet se développe mais comme un artifice défini par la société. [...] Cette vision est complètement déconnectée du réel et entraîne une division entre le corps réel, qui lui est sexué au masculin ou au féminin (nous ne sommes que mâles ou femelles et pas autre chose), tout en étant nié, au bénéfice d’un corps imaginé en dehors de sa condition sexuée avec tout ce qui en découle. Pour la théorie du gender, le corps s’arrête à la hauteur de la tête [...].

Ces affirmations sont caractéristiques du discours polémique promu par les milieux traditionnalistes et conservateurs catholiques en ce qu’il oppose la "théorie", une "idéologie" "irréaliste et idéaliste", aux faits, au "réel", c’est-à-dire le corps dans son évidence sexuée. Précisons que les catholiques n’ont pas le monopole de ce genre de discours, j’aurai l’occasion d’y revenir bientôt.

Le choix de parler de "théorie du genre" n’est donc pas anodin: cette traduction a, en elle-même, un objectif polémique d’autant plus difficile à contrer qu’elle a l’air de s’imposer comme une évidence.

Comment traduire?

Si "la théorie du genre" n’existe pas, comment donc traduire gender theory? C’est là un vrai problème. Dans l’entretien déjà cité, Anthony Favier signale qu’on parle d’études de genre, ou d’étudier les rapports de genre. Je me cantonne personnellement à "études de genre", que je trouve assez clair.

AC Husson


Judith Butler, meilleure alliée du néo-libéralisme?

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L’article de cette semaine a été écrit par Cyril, qui a déjà publié sur ce blog "Christine and the Queens: une pop queer" et "‘AdopteUnMec’: inversion ne rime pas avec subversion". Il revient sur une accusation récurrente à l’égard de la philosophe Judith Butler, tête de turc favorite des polémistes anti-études de genre, et fournit des éléments pour comprendre une pensée pour le moins complexe.

Si vous voulez contribuer à ce blog, vous pouvez m’envoyer une proposition d’article à l’adresse cafaitgenre[at]gmail.com.

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Le débat suscité par la loi sur‭ "‬le mariage pour tous‭" ‬ne se réduit pas,‭ ‬du côté des opposants,‭ ‬aux propos effarants d’un cardinal Barbarin ou d’un Serge Dassault.‭ ‬Ces derniers ne font que décliner l’imagerie hélas bien connue de l’homosexualité considérée comme perversion,‭ ‬maladie,‭ ‬détraquement physique et/ou psychologique.

D’autres‭ ‬pourfendeurs du mariage pour tous,‭ ‬plus subtils,‭ ‬s’attaquent plus spécifiquement à la pensée du genre,‭ ‬la considérant avec quelque raison comme l’une des assises intellectuelles et philosophiques des revendications LGBT.‭ ‬Leur argument peut se résumer ainsi‭ ‬:‭ ‬la‭ "‬théorie du genre‭" ‬propose une idéologie du choix individuel et de la consommation qui participe du néo-libéralisme triomphant.‭ L‭’‬accusation de néo-libéralisme vise à faire‭ ‬du concept de genre‭ ‬le complice objectif d‭’‬une idéologie‭ ‬caractérisée par la limitation du‭ ‬rôle de l‭’‬Etat‭ ‬en matière économique et sociale,‭ ‬l‭’‬extension indéfinie du domaine du marché,‭ ‬le primat de l‭’‬individu producteur de lui-même,‭ ‬d‭’‬un‭ ‬consommateur d‭’‬identités capable de‭ ‬se réinventer et d‭’‬innover sans cesse pour améliorer ses performances dans la grande compétition qu‭’‬est la vie en société.‭ ‬Judith Butler,‭ ‬dont le nom est très souvent évoqué,‭ ‬se trouverait être la meilleure alliée du néo-libéralisme le plus abouti.‭ ‬Intrigant paradoxe ou piège rhétorique tendu aux militants de gauche‭ ?

Les termes du débat

Quelques citations glanées sur Internet donnent un aperçu des termes utilisés sur le front de ceux qui tirent à boulets rouges sur ce qu’ils nomment avec complaisance‭ "‬la théorie du genre‭"‬.‭ ‬Pour‭ ‬Patrice de Plunkett,‭ ‬l’un des fondateurs du‭ ‬Figaro Magazine,‭ ‬Judith Butler est la‭ "‬prêtresse des désappartenances,‭ ‬des instabilités radicalités et du nominalisme‭ ‬extrême‭"‬.‭ ‬En d’autres termes,‭ ‬la pensée du genre,‭ ‬reniant le déterminisme le plus fondamental de l’homme dans une course folle vers l’émancipation de tout donné biologique,‭ ‬propagerait une vision de l’individu extrait de tout contexte,‭ ‬sans attache et sans corps,‭ ‬individu infiniment malléable et transformable,‭ ‬disponible pour le marché.‭

Le magazine‭ ‬Causeur,‭ ‬très en pointe sur cette question,‭ ‬nous offre plusieurs exemples de cette rhétorique considérant la pensée du genre comme émanation ultime de la société de consommation.‭ ‬Le chroniqueur‭ ‬Laurent Cantamessi écrit‭ ‬:‭ "‬Judith Butler a déclaré,‭ ‬dans son ouvrage‭ ‬Trouble dans le genre,‭ ‬que l’on était désormais libre de choisir son identité sexuelle comme on sélectionne un vêtement dans sa penderie‭"‬.‭ ‬Aucune citation ne vient évidemment étayer cette affirmation pour le moins hâtive,‭ ‬surtout lorsqu’on sait que Judith Butler s’est précisément moquée d’une conception du genre qui l’assimilerait à une simple auto-‭(‬re)création de soi‭ ‬:‭ "‬on s’éveillerait le matin,‭ ‬on puiserait dans son placard,‭ ‬ou dans quelque espace plus ouvert,‭ ‬le genre de son choix,‭ ‬on l’enfilerait pour la journée,‭ ‬et le soir,‭ ‬on le remettrait à sa place‭" (‬cité par Eric Fassin,‭ ‬préface à‭ ‬Trouble dans le genre,‭ ‬La Découverte,‭ ‬2005‭)‬.‭ ‬Non,‭ ‬les thèses de Butler ne transforment pas les individus en consommateurs de genres.‭ ‬Feindre de le croire relève au mieux d’une méconnaissance,‭ ‬au pire d’un travestissement‭ (‬c’est le cas de le dire‭) ‬malhonnête des écrits de la philosophe américaine.‭ ‬Les formules accrocheuses d’Elisabeth Lévy ou de‭ ‬Christian Flavigny qui,‭ ‬toujours dans‭ ‬Causeur,‭ ‬résument le processus complexe de production du genre à un simple choix individuel,‭ ‬alimentent cette lecture très peu rigoureuse de Judith Butler.

Ces corps qui comptent‭ ‬:‭ ‬genre et vulnérabilité

D’où part l’analyse du genre butlérienne si ce n’est d’une attention aux corps,‭ ‬notamment‭ ‬aux corps qu’elle appelle‭ "‬invivables‭" ‬ou‭ "‬illisibles‭" ‬en ce sens qu’ils ne sont pas interprétables au sein du cadre de l’hétérosexualité reproductive.‭ ‬Autrement dit,‭ ‬les corps qui ne sont pas conformes aux normes de genre,‭ ‬les corps qui manifestent un écart,‭ ‬une incohérence entre un sexe,‭ ‬un genre,‭ ‬une sexualité‭ (‬par exemple,‭ ‬un garçon qui se comporterait‭ "‬comme une fille‭" ‬et/ou serait homosexuel‭) ‬sont rejetés,‭ ‬symboliquement,‭ ‬socialement,‭ ‬physiquement.‭ ‬Parce que Butler part des violences subies concrètement et quotidiennement par ceux qui dérogent à la loi du genre,‭ ‬on ne peut pas sérieusement l’accuser de faire comme si tout cela n’était qu’affaire de mots et de création de soi.‭ ‬Penser le genre et les injonctions normatives qui l’instituent c’est,‭ ‬comme le rappelle Elsa Dorlin,‭ ‬rester attentif à‭ ‬« la force punitive que la domination déploie à l‭’‬encontre de tous les styles corporels qui ne sont pas cohérents avec le rapport hétéronormé qui préside à l‭’‬articulation des catégories régulatrices que sont le sexe,‭ ‬le genre et la sexualité,‭ ‬force punitive qui attente à la vie même de ces corps ‭»‬ (Sexe,‭ ‬genre,‭ ‬sexualités,‭ ‬p.‭ ‬127‭)‬.

La prise en compte de cette vulnérabilité fondamentale est peut-être l’argument qui sépare définitivement Butler du néo-libéralisme.‭ ‬Alors que celui-ci se déploie dans un discours d’autant plus violent qu’il nie la vulnérabilité en la culpabilisant et en relativisant les déterminismes sociaux‭ (‬pour le dire vite,‭ ‬les chômeurs et les précaires sont responsables de leur situation‭)‬,‭ ‬la pensée de Butler se fonde sur une véritable analyse politique et philosophique de la vulnérabilité‭ (‬qu’elle concerne le genre,‭ ‬la guerre,‭ ‬le racisme…‭)‬.‭ ‬Ce geste premier en direction des formes de vie précaires est fondamentalement en contradiction avec l’idéologie néo-libérale.‭ ‬La pensée du genre n’est pas le déni aveugle des déterminations mais une nouvelle proposition pour penser ces déterminations.

Performance et performativité‭ ‬:‭ ‬contre la caricature du‭ "‬c’est mon genre,‭ ‬c’est mon choix‭"

Trouble dans le‭ ‬genre place en son‭ ‬cœur la figure du‭ "‬drag queen‭" ‬que Judith Butler analyse pour penser les possibles subversions des normes de genre.‭ ‬Elle voit dans la performance théâtrale du‭ "‬drag‭" ‬une parodie de l’incorporation du genre,‭ ‬une mise en scène volontairement décalée de la façon dont chacun de nous performe,‭ ‬accomplit son genre.‭ ‬Toutefois,‭ ‬Butler revient sur ces pages et précise sa pensée en indiquant que le‭ «‬ drag ‭»‬ est une figure-limite,‭ ‬figure de la marge qui permet de troubler et d‭’‬interroger le centre de la norme mais qui ne fournit pas pour autant le‭ «‬ modèle de vérité du genre ‭»‬,‭ ‬le modèle banal,‭ ‬quotidien de la façon dont chacun effectue son genre :‭ «‬ il serait erroné,‭ ‬écrit Butler,‭ ‬de voir le‭ ‬drag comme le paradigme de l‭’‬action subversive ou encore comme un modèle pour la capacité d‭’‬agir en politique ‭»‬ (Introduction de‭ ‬1999‭ ‬à‭ ‬Trouble dans le genre‭)‬.‭ ‬Le‭ «‬ drag ‭»‬ propose une performance,‭ ‬c‭’‬est-à-dire une mise en scène consciente et explicite d‭’‬une incohérence‭ (‬caricaturale et déréalisante‭) ‬entre une identité intérieure et une apparence extérieure.‭ ‬Cependant,‭ ‬la performance est un acte théâtral singulier et limité dans le temps,‭ ‬produite par un acteur décidant de son jeu.

Pour Butler,‭ ‬la structure banale,‭ ‬quotidienne du genre,‭ ‬est la performativité‭ (‬terme qu’elle emprunte au linguiste Austin dans‭ ‬Quand dire c’est faire‭)‬.‭ ‬Un énoncé performatif est un énoncé qui fait ce qu’il dit au moment où il le dit.‭ ‬Par exemple,‭ "‬je vous déclare unis par les liens du mariage‭"‬.‭ ‬Butler pense l’incorporation des normes de‭ ‬genre sur le mode de la performativité,‭ ‬c’est-à-dire une construction des corps ni tout à fait intentionnelle ni tout à fait contrainte,‭ ‬à la fois permise et limitée par la contrainte.‭ ‬Pour être efficace,‭ ‬cette incorporation des normes doit sans cesse être répétée et réitérée.‭ ‬Les modèles de genre assignés‭ (‬masculin et féminin‭) ‬doivent sans cesse être récités,‭ ‬reproduits,‭ ‬imités par les corps.‭ ‬On le voit,‭ ‬Butler ne conçoit pas le genre comme l’expression corporelle d’un‭ "‬moi‭"‬,‭ ‬d’un sujet autonome achevé et‭ ‬déjà constitué‭ ‬:‭ ‬le sujet,‭ ‬le‭ "‬moi‭" ‬est constitué par les normes et les discours qui façonnent les corps,‭ ‬leur donnent forme et intelligibilité au sein de la matrice obligatoire de l’hétérosexualité reproductive.‭ ‬Considérer les textes de Butler comme une exaltation à l’invention libre de soi,‭ ‬à un consumérisme des identités n’est donc pas possible sans les trahir.‭

Distinguer performance et performativité‭ (‬ce que Butler fera elle-même après la parution de‭ ‬Trouble dans le‭ ‬genre‭) ‬permet de ne pas sur-interpréter la figure du‭ «‬ drag ‭»‬ et de ne pas considérer le genre comme une simple invention de soi soluble dans la logique de marché,‭ ‬une simple esthétique de soi,‭ ‬un jeu libre ou une théâtralisation de soi‭ ‬:‭ ‬ainsi,‭ ‬précise‭ ‬Butler dans‭ ‬Ces corps qui comptent,‭ ‬« le genre n‭’‬est pas un artifice qu‭’‬on endosse ou qu‭’‬on dépouille à son gré,‭ ‬et donc,‭ ‬ce n‭’‬est pas l‭’‬effet d‭’‬un choix ‭»‬.‭ ‬Bien plus qu‭’‬un constructivisme simpliste offert aux prédations d‭’‬un marché en quête d‭’‬individus déliés de toute attache,‭ ‬le genre défini par Butler est une compréhension nouvelle et complexe du réel,‭ ‬des corps et des individus qui mérite qu‭’‬on la lise avec bonne volonté,‭ ‬et en bonne intelligence.

Cyril Barde

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Ouvrages cités:

Austin, John L. ([1962] 1970), Quand dire c’est faire, traduit de l’anglais par Gilles Lane, Paris: Éditions du Seuil.
Butler, Judith ([1990] 2005), Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, traduit de l’anglais par Cynthia Kraus, préface d’Eric Fassin, Paris: La Découverte/Poche.
Butler, Judith ([1993] 2009), Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du "sexe", traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris : Amsterdam.
Dorlin, Elsa (2008), Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris: PuF, Philosophies.


Le Magazine Littéraire "enquête" sur les études de genre

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Je continue sur la série "Le Genre C’est Le Mal". Le Magazine Littéraire a publié dans son numéro de janvier 2013 une "Enquête sur les ‘gender studies’". Les études de genre semblent susciter un intérêt certain dans les médias, dû non pas au fait qu’il "envahisse" l’Université française, comme on a pu le prétendre, mais à la polémique issue des milieux catholiques conservateurs en 2011 et relancée par le mariage pour tou·te·s.

Un article récent de Sciences Humaines (magazine de vulgarisation de référence), intitulé "Masculin – féminin: le genre explique-t-il tout? (question rhétorique s’il en est), est très bien analysé sur le blog Une heure de peine dans "Du genre face à la paresse intellectuelle". Denis Colombi montre en quoi il constitue un condensé des idées reçues que l’on retrouve de manière systématique chez les polémistes "anti-genre". Le même problème se pose avec Le Magazine Littéraire, même si le dossier est globalement de meilleur niveau.

Un mot d’abord sur son titre: "Enquête sur les ‘gender studies’". Alors que le concept de genre avait déjà été utilisé à plusieurs reprises dans ce magazine, par exemple dans un dossier sur Jean Genet intitulé "De tous les genres" (2010), se présente soudain la nécessité de mener une "enquête" sur les études de genre. Le terme d’« enquête" évoque, outre les enquêtes criminelles (!), un genre journalistique chéri d’émissions comme "Envoyé Spécial" ou "Enquête exclusive". On imagine presque Bernard de la Villardière marchant vers nous, le sourcil sérieux et le visage préoccupé, nous présentant un sujet sur "cette théorie du genre qui inquiète les Français".

Qu’y trouve-t-on?

Dans ces neuf pages coordonnées par Patrice Bollon (présenté comme un "journaliste spécialisé dans la critique musicale et écrivain"), on trouve un long article de ce dernier, formant le coeur du dossier et intitulé "La guerre des genres". On lui doit aussi quatre encadrés: "Histoire – Généalogie du genre", "Deux pôles opposés ou un continuum?", "Malaise dans la psychanalyse" et "L’éthique est-elle sexuée?". Le dossier comporte en outre:

  • "La biologie et le sexe des anges", par Thomas Tanase, agrégé d’histoire;
  • un entretien avec l’anthropologue Françoise Héritier;
  • "Une inquiétante utopie du neutre", par le sociologue Shmuel Trigano;
  • une bibliographie.

Un dossier assez fourni, donc, avec un élément frappant: pas un·e des auteur·e·s n’est spécialiste d’études de genre. L’entretien avec Françoise Héritier fait figure d’exception, mais il est mené lui aussi par un non-spécialiste. En outre, Françoise Héritier, qui a notamment publié Masculin, Féminin. La pensée de la différence (1996), préfère souvent employer d’autres concepts que "genre": quand elle ne parle pas de masculin et de féminin, elle emploie l’expression qu’elle a conceptualisée de "valence différentielle des sexes".

Des éléments intéressants…

L’ensemble du dossier fait explicitement écho au débat sur le mariage pour tou·te·s, qui "avive une nouvelle fois les polémiques sur les théories du genre, non sans caricatures". Le but (on ne peut plus louable) est donc de présenter ces études de genre toujours si méconnues en France afin d’apporter des éléments de compréhension de ce débat. Patrice Bollon a tout à fait raison de souligner que la "lignée intellectuelle" des études de genre "n’est [...] pas si unifiée" et que le concept de genre a une généalogie complexe (cf. "Généalogie du genre"). "La guerre des genres" s’attache notamment à montrer la complexité de la question de l’origine naturelle ou sociale de la division des genres et pose la question de la domination à laquelle celle-ci aboutit. Dans "La biologie et le sexe des anges", Thomas Tanase expose de manière intéressante la façon dont la biologie a pu et est toujours instrumentalisée pour justifier une domination sociale.

… noyés dans un amas d’idées reçues et d’erreurs

Il est cependant très inquiétant de constater qu’un magazine comme Le Magazine Littéraire puisse se satisfaire d’une présentation traduisant une connaissance extrêmement superficielle et une mécompréhension des études de genre. En outre, on y retrouve régulièrement des éléments du discours anti-genre. J’en donnerai seulement quelques exemples.

Le genre susciterait forcément peur et inquiétude

A vrai dire, je pense qu’il suscite surtout l’indifférence. Mais la polémique née en 2011 a réussi à diaboliser les études de genre auprès d’une partie de la population française et à y accoler les termes de « bouleversement", d’« inquiétude", de "peur". Cette vision anxiogène, qui a poussé des député·e·s UMP à demander une enquête parlementaire sur le sujet, se retrouve ici.

L’article "La guerre des genres" commence par l’expression (distanciée, certes) de la vision catastrophiste véhiculée par les opposant·e·s au mariage pour tou·te·s: on serait en présence d’une "situation [...] dramatique", à l’aube d’une "vaste catastrophe morale, sociale et humaine annoncée, d’une effroyable mutation anthropologique" qui "dissoudrai[t] les racines" de la Civilisation (etc., etc.). L’article n’est pas sans reprendre ce champ lexical abondamment utilisé par les anti-genre: on nous explique que "la France a longtemps résisté" à cette théorie "venue des Etats-Unis" et qui "s’est néanmoins implantée peu à peu dans nos mentalités" (ah?). La conclusion débute ainsi:

    Alors, la théorie du genre? Une ouverture fantastique pour nos sociétés, car l’occasion de forger un nouvel ordre sexuel, moral et civilisationnel peut-être encore jamais vu? Ou bien une utopie funeste, suicidaire, qu’il nous faudrait combattre de la façon la plus ferme?

Cette alternative, bien que taxée de «paranoïaque" et malgré l’appel final à la dépasser pour s’interroger sur "ses effets heuristiques" (oui, c’est Le Magazine Littéraire, ça jargonne), est en fait légitimée et renforcée par le dossier.

"La théorie du genre", encore et toujours

Patrice Bollon écrit que les études de genre ne sont pas unifiées; pourtant, il ne semble avoir aucun problème à reprendre l’expression "théorie du genre", forgée par des polémistes catholiques et sans validité conceptuelle, qui occulte la pluralité de ce champ disciplinaire. On la retrouve pas moins de 12 fois dans l’ensemble du dossier (15 si l’on compte les occurrences de "cette théorie"). Avec des variantes: "doctrine" (4 fois), "idéologie" (3 fois). Shmuel Trigano, quant à lui, a inventé l’expression "doctrine des genres", qu’il est le seul à utiliser.

L’antienne du genre comme libre choix

La "théorie du genre" est définie comme suit:

    On la présente ordinairement fondée sur une dissociation radicale entre le sexe et le genre: le sexe serait "objectif", puisque physique, biologique; le genre, masculin ou féminin, serait, lui "subjectif", parce que relevant, au niveau de l’individu, d’un choix et, à celui de la collectivité, d’une ‘construction sociale’, relative historiquement et culturellement.

Je n’ai jamais lu nulle part que le sexe était "objectif" et le genre "subjectif", mais peut-être cette vision a-t-elle été exprimée ailleurs. Elle pose plusieurs problèmes. D’abord, elle reconduit une opposition nature / culture, le sexe étant du côté de la première et le genre de la seconde. Ce partage nature / culture est loin de faire consensus parmi les chercheurs·euses étudiant les rapports de genre.

De plus, l’opposition entre "objectif" et "subjectif" sert à entériner l’idée du genre comme choix individuel. On retrouve cette idée plus loin, attribuée – ô surprise! – à Judith Butler:

    on serait en présence d’un pouvoir au fond vide ne se perpétuant que par les habitudes qu’il impose. [...] on ne serait femme/homme ou homo/hétéro que par les gestes et les attitudes qu’on en donne; et on pourrait de ce fait changer à se guise d’identité sexuelle et de genre. [...] Cette perspective vertigineuse, que chacun puisse définir son sexe/genre comme il l’entend, est séduisante sur le plan des libertés individuelles, mais est-elle tenable socialement?

Cette idée serait due aux "versions les plus extrêmes" de "la théorie du genre", dont Judith Butler est promue "incontestable chef de file" (il faudrait la prévenir, ça a l’air dangereux). Je ne sais pas pourquoi elle est devenue la bête noire des polémistes anti-genre ni pourquoi elle en est venue à incarner les études de genre (ou, à l’occasion, "ses versions les plus extrêmes"); en revanche, je sais que cette présentation de ces idées est à la fois fausse et largement répandue. Je vous renvoie à ce propos à l’article de Cyril Barde publié sur ce blog: "Judith Butler, meilleure alliée du néo-libéralisme?".

Quand l’« enquête" vire au pamphlet anti-genre

Image cliquable (avec mes "!" et "?!" en prime)

Image cliquable (avec mes "!" et "?!" en prime)

Mon principal problème est avec le texte intitulé "Une inquiétante utopie du neutre", que l’on doit à Shmuel Trigano, sociologue qui n’avait jusque-là publié que sur le judaïsme. Devant la virulence du pamphlet et l’inanité de ses arguments, j’ai fait une rapide recherche sur le monsieur. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi Le Magazine Littéraire publiait ce… truc écrit par quelqu’un dont les études de genre sont loin d’être le champ d’expertise. Naïve que je suis – la réponse était à la page suivante, dans la bibliographie. Elle présente, parmi trois livres venant de paraître, deux ouvrages anti-genre, dont celui de Trigano, La Nouvelle Idéologie dominante: le Postmodernisme, présenté ainsi:

    Par un sociologue, professeur à l’université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, une dénonciation polémique mais informée de la théorie du genre en tant que pièce d’une idéologie plus vaste, le postmodernisme.

Professeur de sociologie, "dénonciation polémique mais informée", nous voilà rassuré·e·s. Pour ce monsieur informé, donc, "la théorie du genre est la figure de proue d’une idéologie d’envergure, qu’on peut définir comme le "postmodernisme" [...]." Pour prouver que cette "idéologie" est "dominante", Trigano évoque

    la controverse autour du livre de sciences naturelles [il y en avait plusieurs, nda] pour les lycées qui intégrait cette théorie: présente dans les universités – quoique encore très faiblement en France -, ses idées sont promues comme des vérités autant scientifiques que progressistes.

Heureusement que M. Trigano, professeur à Paris X, est bien informé, sinon on aurait peut-être eu du mal à comprendre comment une idéologie peut être à la fois "dominante" et "très faiblement" présente en France.

J’ai essayé de résumer méthodiquement le contenu de ce pamphlet. Honnêtement, je ne vois pas comment le faire, tant il accumule aberrations et fantasmes: il faudrait s’arrêter sur chaque phrase, ce serait bien laborieux et je risquerais de sauter par la fenêtre avant de finir ce (déjà long) article. Disons simplement que la "théorie du genre" serait un nouveau marxisme, "une utopie aussi inquiétante que celles qui l’ont précédée" dont l’ambition serait de "créer un Homme Nouveau/une Femme Nouvelle, au nom d’une nouvelle métaphysique aspirant à imposer ses dogmes à l’ensemble de la société au nom d’une vérité supérieure prétendument ‘scientifique’". Rien que cela.

Shmuel Trigano n’est pas seulement un sociologue fort surprenant, il milite aussi activement contre le mariage pour tou·te·s. On retrouve sa prose (copiée-collée) sur plusieurs blogs s’opposant à l’égalité des droits (des exemples et ).

Conclusion: des questions en suspens et d’autres "inquiétudes"

Pourquoi Le Magazine Littéraire ne fait-il appel à aucun·e spécialiste des études de genre et offre-t-il à la place une tribune à un pamphlétaire anti-genre et anti-mariage pour tou·te·s? Est-ce là leur vision du débat? Si le reste du dossier permettait de contrebalancer l’effet produit par ce pamphlet, à la limite, pourquoi pas; mais l’ensemble n’est guère à même de donner une vision juste et équilibrée de la question. Il est très inquiétant de constater que des magazines comme celui-ci ou Sciences Humaines ne prennent pas la peine de faire appel à des personnes connaissant vraiment le sujet et présentent une telle vision des études de genre au grand public. Comment s’étonner ensuite que l’on retrouve, encore et encore, les propos caricaturaux que Le Magazine Littéraire pointe justement du doigt?

Et où sont les spécialistes, justement? Alors que les tribunes anti-genre, anti-mariage pour tou·te·s se multiplient dans la presse, on les entend bien peu. Il leur semble difficile d’avoir accès aux grands médias, contrairement au camp opposé.

AC Husson


Anti-homophobie et anti-racisme: la question de l’intersectionnalité

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Le titre de cet article fait référence à la polémique liée à l’essai Les féministes blanches et l’empire de Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée (La Fabrique, 2012). Une polémique cantonnée, certes, aux milieux militants de gauche, mais sur laquelle il me semble important de revenir, ce qui me permettra de développer la définition du concept d’«intersectionnalité" évoqué dans un précédent article.

L’homosexualité, "imposée par l’Occident"?

Drame en 5 actes.
[I] Tout est parti d’un article paru sur Street Press le 7/02 et intitulé "Plus forts que Frigide Barjot, les Indigènes de la République dénoncent l’«impérialisme gay’".
[II] l’article est repris par Rue 89 sous le titre "Les Indigènes de la République contre l’«homosexualité imposée’".
[III] Le même site commande une tribune à l’écrivain Abdellah Taïa sur le sujet ("Non, l’homosexualité n’est pas imposée aux Arabes par l’Occident").
[IV] Rue 89 fait cependant marche arrière dès le 8/02, en expliquant que les auteur·e·s de l’essai contestent la version qui en est donnée et en publiant un chapitre de l’ouvrage: il est question de "rétablir la pensée et les propos des auteurs".
[V] Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République mise en cause dans l’article original, a publié une tribune en réponse, également sur Rue 89. Rideau?

De quoi s’agit-il, au fait? Selon l’article de Street Press qui a mis le feu aux poudres, l’essai affirmerait que l’homosexualité constitue une "invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb", formulation reprise par Rue 89. L’occasion de dénoncer l’«homophobie" des Indigènes de la République, mouvement né en 2005 en réaction à ce qui est perçu comme un processus de revalorisation de la colonisation française (à travers notamment l’obligation d’enseigner le "caractère positif de la présence française outre-mer et en Afrique du Nord"). Le mouvement se donne pour objectif la lutte contre toutes les discriminations de race, de sexe, de religion ou d’origine – les propos qui sont attribués à Stella Magliani-Belkacem et Félix Boggio Ewanjé-Epée semblent donc en porte-à-faux avec cet objectif affiché des Indigènes. L’article s’appuie sur des citations de l’essai et d’Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes, qui aurait notamment dit : "Le mariage pour tous ne concerne que les homos blancs. Quand on est pauvre, précaire et victime de discrimination, c’est la solidarité communautaire qui compte. L’individu compose parce qu’il y a d’autres priorités."

L’essai avait déjà fait l’objet d’une critique acérée en décembre sous le titre "Les féministes blanches et l’empire ou le récit d’un complot féministe fantasmé". Il n’y est pas question de l’homosexualité mais de la charge des auteur·e·s contre ce qui est décrit comme une collusion entre les intérêts de certains groupes féministes et le racisme d’État.

Je recommande la lecture de l’essai: il est court et passionnant, bien que trop cher selon moi (12 euros). De larges sections sont accessibles en ligne et permettent de se faire sa propre idée: Rue 89 publie un chapitre intitulé "Solidarité internationale et hégémonie occidentale" (p. 77-97) et on peut aussi trouver les pages 13 à 27, à propos, entre autres, de l’idée d’une "instrumentalisation du féminisme à des fins racistes".

Il faut lire le chapitre mis à disposition par les auteur·e·s de l’essai via Rue 89 pour comprendre à quel point leurs propos ont été déformés. Il n’est jamais écrit que l’homosexualité serait une "invention occidentale imposée à l’Afrique et au Maghreb": le malentendu (mais en est-ce vraiment un?) vient de la tentative de montrer le caractère contingent et construit de la catégorie "homosexualité", catégorie qui n’est pas en mesure, selon les auteur·e·s, de s’appliquer notamment aux pays anciennement colonisés. En clair: il ne faut pas oublier que l’«homosexualité" est une catégorie récente, qui a émergé dans les pays occidentaux au XIXème siècle; ne pas croire, donc, que la catégorie va tellement de soi qu’elle peut désigner toutes les pratiques homoérotiques, quel que soit leur contexte historique ou géographique.

Les auteur·e·s reviennent sur le phénomène de l’«homonationalisme", c’est-à-dire la façon dont "des mots d’ordre ‘contre l’homophobie’ [ont] pu se voir incorporés jusqu’à l’extrême droite du champ politique pour affermir un consensus raciste" (p. 78). Leur thèse, certes polémique (mais très différente ce ce qu’affirme Street Press), est qu’«un des éléments majeurs de cette incorporation repose sur un certain aveuglement vis-à-vis de l’hégémonie occidentale au sein des mouvements LGBT [...] et sur l’absence d’analyse des disparités tant sociales qu’historiques à travers le monde dans la production des identités sexuelles". Le discours LGBT "à prétention universelle" serait caractérisé par une "minimisation de la question raciale" (p.80) telle qu’elle se pose au sein même du mouvement.

Cette thèse repose sur l’affirmation suivante: "l’identification même des pratiques homoérotiques dans le monde arabe comme ‘homosexuelles’ peut être attribuée à l’Occident" (p.85). Il ne s’agit absolument pas de prétendre que l’«homosexualité" n’existe pas dans les pays arabes, mais de montrer que cette dénomination s’est répandue dans les pays sous domination occidentale pour qualifier des comportement préexistants, qui ont alors été vus à travers le prisme occidental. Or l’émergence de la catégorie "homosexualité" s’est accompagnée d’une pathologisation des pratiques qui y étaient liées, reléguées dans le champ de l’anormalité et de la déviance.

    Les nouveaux États capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités. L’autrice féministe Maria Lugones a proposé une analyse claire de la manière dont la colonisation a imposé à des populations non occidentales les attributions sexuelles et les sexualités issues de la famille bourgeoise européenne – réprimant les pratiques sexuelles non conformes et stigmatisant les personnes définies en dehors de la binarité hommes-femmes. (p. 87)

Les accusations portées par Street Press sont fausses. Elles sont en outre doublement malhonnêtes, puisque les citations interprétées à tort sont censées être corroborées par les propos d’Houria Bouteldja, comme s’il s’agissait d’un seul et même discours des Indigènes de la République sur l’homosexualité. Sur la distinction faite par cette dernière entre homosexuel·e·s des villes et des "banlieues", ces derniers ayant, selon elle, des préoccupations plus urgentes que celle de se marier, il y aurait beaucoup à redire. Mais ces propos, sur lesquels elle s’explique dans sa tribune parue sur Rue 89, ne doivent pas être confondus avec ceux de l’essai et son objectif.

La question de l’intersection

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La polémique autour de ce chapitre est alimentée par la fausse question récurrente: faut-il choisir? Faut-il choisir entre anti-racisme et anti-homophobie? Entre féminisme et anti-racisme? Christine Delphy a abordé cette question dans un texte publié dans Classer, dominer. Qui sont les "autres"? et repris sur le site du collectif Les Mots Sont Importants (LMSI): "Antisexisme ou antiracisme? Un faux dilemme". Elle montre en quoi la fausse opposition entre lutte contre le racisme et féminisme, en ce qui concerne la question du voile notamment, permet de masquer l’articulation entre deux systèmes de domination, raciste et sexiste, et la convergence nécessaire des luttes contre ces systèmes.

Pour l’auteur de l’article de Street Press, entre anticolonialisme et antihomophobie, les Indigènes de la République auraient choisi. Au contraire, il s’agit dans Les féministes blanches et l’empire d’articuler les deux. Revenons sur une phrase citée plus haut: les auteur·e·s dénoncent une "minimisation de la question raciale au sein du mouvement LGBT". En d’autres termes, les politiques LGBT, bien que fondées sur une identité homosexuelle, peinent à prendre en compte les différences identitaires au sein du mouvement, ce qui laisserait de côté les non-blanc·he·s.

Cette critique rappelle (sans aucun doute de façon délibérée) la critique au fondement du concept d’«intersectionnalité". Dans un article fondateur ("Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur"), la féministe noire K.M. Crenshaw développe cette critique au sujet, non pas du mouvement LGBT, mais du mouvement féministe. Elle explique que des politiques fondées sur l’identité, comme les politiques féministes, tendent à minimiser ou ignorer les différences au sein de la communauté qu’elles sont censées représenter. Elle s’appuie pour cela sur les critiques internes au mouvement apportées par le "Black feminism" (explication en français ici). L’article porte plus spécifiquement sur la question des violences machistes: "S’agissant de la violence contre les femmes, une telle élision s’avère pour le moins problématique, car les formes de cette violence sont fréquemment déterminées par d’autres dimensions de l’identité des femmes — la race et la classe par exemple". Cette "élision" se retrouve dans les stratégies militantes:

    Les recoupements évidents du racisme et du sexisme dans la vie réelle — leurs points d’intersection — trouvent rarement un prolongement dans les pratiques féministes et antiracistes. De ce fait, lorsque ces pratiques présentent l’identité « femme » ou « personne de couleur » sous forme de proposition alternative (ou bien…, ou bien…), elles relèguent l’identité des femmes de couleur en un lieu difficilement accessible au langage.

Les objectifs politiques des groupes militants peuvent en arriver à se contredire; le concept d’intersectionnalité permet donc de penser la convergence des luttes et la prise en compte des différences au sein des groupe minoritaires.


Intersectionnalité et stratégies militantes

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Le concept, proposé par Crenshaw dans les années 1990, a connu un développement immédiat dans les recherches anglophones, et plus tardivement (vers le milieu des années 2000) dans les recherches francophones. En ce qui concerne les stratégies militantes, le contraste transatlantique est beaucoup plus fort. En ce qui concerne le féminisme, "intersectionality" fait quasiment partie du vocabulaire de base des militant·e·s anglophones, surtout aux Etats-Unis, ce qui est loin d’être le cas en France. L’approche qui consiste à prendre en compte non seulement la diversité des identités, mais aussi la convergence entre les luttes, est assez peu visible. Ce concept fait l’objet de critiques répétées basées sur la peur de l’oubli en cours de route de la lutte féministe, notamment de la part des féministes radicales. Je pense au contraire qu’il est contre-productif et dangereux de compartimenter les luttes en essayent de les faire apparaître comme mutuellement exclusives; mais pour cela, encore faut-il savoir se remettre en cause et reconnaître les différences identitaires.

On peut donner quelques exemples d’utilisation du concept pouvant servir des perspectives militantes. Les féministes blanches et l’empire se penche sur la question de la lutte contre l’extrême-droite et le nationalisme, qui s’appuie aujourd’hui sur le féminisme et la lutte contre l’homophobie pour pointer du doigt les "étrangers" de "nos cités". La philosophe Elsa Dorlin utilise le concept d’intersectionnalité pour comprendre l’invention du nationalisme français, s’appuyant sur les catégories de race, de sexe et de sexualité. La sociologue Nacira Guénif-Souilamas propose une typologie de figures racialisées et sexualisées qui se retrouvent dans le rapport des Français·e·s à l’immigration et à l’identité (avec, d’un côté, les figures repoussoir de la "fille voilée" et du "garçon arabe" et, de l’autre, les figures rassurantes de la "beurette" et du "musulman laïc"). Son collègue Eric Fassin montre, quant à lui, les "parallèles, tensions et articulations" entre questions sexuelles et questions raciales, à travers notamment le concept de "blanchité sexuelle".

Les approches sociologique et politique de la question des intersections sont donc étroitement liées. Elles permettent de comprendre la complexité et la diversité des rapports de pouvoir, qui ne s’organisent pas de manière unidimensionnelle mais selon des configurations variables qu’il faut prendre en compte, sous peine de se condamner à des faux choix comme celui attribué, à tort, aux auteur·e·s des Féministes blanches et l’empire.

AC Husson

—– Pour aller plus loin

Indispensable: chapitre "Intersections" de l’excellente Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (Bruxelles: De Boeck, 2012 pour la 2ème édition revue et augmentée).

Crenshaw Kimberlé Williams, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 51-82. Disponible en ligne.

Delphy, Christine, « Antisexisme ou antiracisme, un faux dilemme » in Classer, dominer, Qui sont les « autres »?, Paris: La Fabrique éditions, 2008. Disponible en ligne.

Dorlin, Elsa, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du Genre 2/2005 (n° 39), p. 83-105. Disponible en ligne.

Fassin, Éric, "Questions sexuelles, questions raciales. Parallèles, tensions et articulations", D. Fassin et E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale?, Paris, La Découverte, 2006, p. 230-248.

Guénif-Souilamas Nacira, Macé Eric, Les féministes et le garçon arabe, Avignon: Editions de l’Aube, 2004. Compte-rendu sur le site de LMSI.

"De la nécessité d’articuler féminisme et anti-racisme", sur le site du collectif G.A.R.Ç.E.S.

Les vidéos des interventions au 6ème congrès international des recherches féministes francophones (29 août – 2 septembre 2012), sur le thème "Imbrication des rapports de pouvoir : Discriminations et privilèges de genre, de race, de classe et de sexualité", sont également disponibles en ligne.


"Je ne suis pas féministe, mais …"

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L’idée de ce billet m’est venue en lisant ce très bon texte de Tanxxx. C’est une ritournelle bien connue: commencer une phrase par cette dénégation, "je ne suis pas féministe, mais" et la finir par quelque chose comme "je pense que les femmes devraient avoir les mêmes droits et opportunités que les hommes".[insérer ici une longue discussion à base de préjugés sur le féminisme et de protestations blasées: "non, je n'ai pas l'intention de castrer qui que ce soit"].

Quelques exemples trouvés sur Twitter:

Vous avez compris le principe. Vous avez aussi sans doute remarqué la ressemblance entre ce schéma classique et le tout aussi connu "je ne suis pas raciste / sexiste / homophobe / antisémite, mais". Exactement le même fonctionnement: dénégation, puis propos qui contredisent la première partie de la phrase. Le compte @YesYoureRacist se spécialise dans les horreurs de ce genre:

"Je ne suis pas raciste mais je n’aime pas les gens noirs, genre vraiment noirs, je les aime marron foncé."

Le compte @YesYoureGaycist fait la même chose pour les propos homophobes et a trouvé ce merveilleux combo:

"Oui tu l’es (pour les deux) – Je ne suis pas raciste ni homophobe mais pourquoi la plupart des hommes Chinois ont l’air gay? L’#EffetGok?" (Gok Wan est un "consultant mode" qui a une émission sur une chaîne britannique).

La similarité entre toutes ces phrases est frappante. Il est évident que "je ne suis pas raciste, mais" fonctionne comme "je ne suis pas homophobe, mais" ou "je ne suis pas antisémite, mais"; mais comment expliquer que la même structure soit employée pour nier être féministe?

D’un côté, un stigmate largement reconnu: le fait d’être raciste / sexiste / homophobe / antisémite n’est pas accepté comme un comportement normal aujourd’hui. Il faut donc se dédouaner d’une accusation que personne n’a encore formulée, parce qu’on sait que ses propos sont susceptibles (devraient) être interprétés ainsi.

De l’autre, le féminisme, un mouvement qui se donne pour objectif l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, et considéré lui aussi comme stigmate. Il peut donc être utilisé comme accusation (han, mais tu es féministe!) et il est important de s’en distinguer – tout en sachant très bien que ses propos relèvent du discours féministe.

Il est très frappant que l’anti-féminisme ait réussi à stigmatiser l’identité féministe au point que, même si l’on se reconnaît dans tout ou partie du discours féministe, il faudrait à tout prix s’en distinguer. Tout·e féministe a fait cette expérience: il faut se justifier, expliquer, se défendre. Il faut répondre à des accusations aussi stupides que "vous voulez prendre la place des hommes", "vous détestez les hommes", "t’es mal-baisée?". Il faut expliquer, patiemment, encore et encore, que cette image est destinée à discréditer non seulement le mouvement féministe, mais le combat de l’égalité. Et croyez-moi, c’est fatigant.

Si ça vous fatigue aussi (ou si vous aussi, vous pensez que le féminisme est un gigantesque complot destiné à créer un empire intergalactique gouverné par des gonzesses), quelques liens utiles:
- les clichés les plus courants sur le féminisme
- 15 mauvaises raisons de ne pas être féministe



Sexisme chez les geeks : Pourquoi notre communauté est malade, et comment y remédier

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J’aimerais préciser quelque chose. Quand Mar_Lard a publié son article sur Joystick en août dernier sur ce blog, nous avons décidé de publier tous les commentaires afin que tout le monde puisse se rendre compte de la violence des réactions. Je suggère à ceux qui voudraient réitérer ce genre d’exploits (histoire de contribuer à la démonstration de Mar_Lard, merci les mecs) de lire la charte de modération désormais en vigueur sur ce blog au lieu de perdre leur temps.

[EDIT] Devant le nombre de confusions, 2ème précision: ce blog appartient à AC Husson mais l’auteure de cette contribution est Mar_Lard. Si vous voulez la contacter par mail, je transmettrai.

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Attention, cet article inclut de nombreux exemples susceptibles de choquer : images d’une grande violence ou sexuellement explicites, insultes et propos à caractère fortement sexiste/homophobe/raciste, menaces de violences sexuelles et autres.

Six mois depuis mon coup de gueule sur Joystick, où je m’agaçais qu’un journaliste jeux vidéo se tripote publiquement la nouille en projetant ses fantasmes de sévices sexuels sur la nouvelle Lara Croft. Plus de 100 000 vues, 900 commentaires, des discussions enflammées dans toutes les communautés gamers, une polémique reprise jusque dans la presse généraliste…Un passage en particulier a déchaîné les passions : celui où j’évoque le problème bien implanté du sexisme geek. Je cite :

« il s’agit de l’insupportable tribalisme de la geekosphère qui s’applique à exclure méthodiquement quiconque n’est pas un jeune cis-homme blanc hétérosexuel vaguement cynique. (…) Les femmes et les LGBT semblent tout particulièrement insupportables »

Ce paragraphe a suscité des réactions extrêmes. D’une part, j’ai reçu de nombreux messages d’approbation mais surtout, et c’était très surprenant, de gratitude : certains sont allés jusqu’à m’écrire de longs mails pour m’exprimer leur joie de voir le problème ainsi mis en mots. Beaucoup de femmes et personnes LGBT bien sur, mais aussi – et heureusement – de jeunes hommes blancs cishétéros, des geeks de pur pedigree « acceptable » et pourtant tout aussi écœurés par l’esprit de clocher ambiant. Certains me racontent la prise de conscience subite d’un problème qui jusque là ne les affectait pas personnellement.

Et d’autre part, la prévisible levée de boucliers. Des torrents de geeks indignés de se voir ainsi « stigmatisés ». Car évidemment, pointer un problème dans une communauté dont on se revendique fièrement soi-même, c’est faire preuve de haine irrationnelle envers ladite communauté…Ne raconte pas ton expérience du sexisme, femme, les hommes risqueraient d’être mal à l’aise. Et ils le feront savoir ! Des accusations de "misandrie" ou de "racisme anti-geek" (!) aux insultes misogynes les plus crasses, en passant par les menaces de violences sexuelles…

C’est pour toutes ces personnes que j’ai compilé ce nouveau dossier : pour celles qui y reconnaîtront leur expérience, pour celles qui découvrent soudain le problème, pour celles qui refusent de le voir, pour celles qui sont furieuses à la simple idée qu’on en parle. La réalité du sexisme geek, dans le détail. Les communautés anglophones se sont emparées du sujet depuis un moment ; la récurrence des incidents ne laisse plus de place au déni. La presse spécialisée s’est sensibilisée au sexisme, des sites dédiés au féminisme geek ont été créés, même des acteurs majeurs de l’industrie commencent à retrousser leurs manches pour lutter contre la sclérose de l’entre-soi. Hélas le débat ne semble pas pénétrer les frontières françaises. Silence confortable sur l’Hexagone pour les geeks machos qui y perpétuent allègrement leurs pratiques d’exclusion. Ça suffit maintenant, "l’exception française" – il est temps d’avoir cette discussion.

Cet article a l’ambition impossible de proposer un panorama assez complet des différentes formes de sexisme sévissant dans les communautés geeks; le sujet étant extrêmement vaste et protéiforme, l’article est massif en conséquence. Il comprend beaucoup d’exemples tirés du milieu gamer, étant donné que c’est celui que je connais le mieux de par mon travail et mes loisirs, cependant il est essentiel de comprendre que les mécanismes à l’œuvre sont les mêmes dans les communautés voisines – comics, hacking, programmation, JdR, Logiciel Libre… – communément regroupées sous l’appellation "geek". Installez-vous confortablement, on en a pour un moment.

1. Intro
2. L’industrie
3. La presse
4. La communauté
5. La "Fake Geek Girl"
6. Silenciation et intimidation
7. Phénomènes de groupes
8. Pourquoi ?
9. Qu’y faire ?

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Le problème est dans l’industrie.

J’ai déjà beaucoup parlé des représentations genrées dans les jeux vidéo. Elles ne sortent pas de nulle part ; jetons un œil à la source du problème, chez les créateurs.

Lors d’une conférence de presse, le lead designer de Borderlands 2 surnomme un mode de jeu simplifié pour débutants le « girlfriend mode » - le mode pour ta petite amie nulle aux jeux vidéo.

Fumito Ueda, directeur des merveilleux ICO et Shadow of the Colossus, explique que le héros de son prochain jeu The Last Guardian sera (encore) un garçon, car « les filles portent des jupes, et les joueurs pourraient déplacer la caméra de façon inappropriée » ; « le jeu a beaucoup de phases d’escalade, et une petite fille n’est pas aussi forte physiquement qu’un petit garçon » ; « ce n’est pas facile pour une fille de faire des mouvements acrobatiques – je trouve ça irréaliste » et enfin l’éternel « la plupart des joueurs sont des hommes, c’est plus facile pour eux de jouer un personnage masculin ». Lorsque j’ai appris ça, une de mes idoles est tombée ; mais nul besoin d’aller jusqu’au Japon pour lire des horreurs.

Le créateur français David Cage raconte dans une interview qu’il préfère écrire des personnages féminins : « Ce que j’aime avec les femmes, c’est qu’elles peuvent se battre, elles peuvent s’énerver très fort, elles peuvent être bouleversées, elles peuvent pleurer. Elles ont toute une palette. Elles ont une variété d’émotions plus large que les personnages masculins. J’aime vraiment beaucoup écrire des femmes. Ecrire Kara, par exemple, était un grand plaisir pour moi, parce qu’on pouvait vraiment passer de sa naïveté, à l’humour, puis au pleurs. Et à sa peur. Elles peuvent vraiment exprimer tout ça, alors que nous les hommes, on exprime pas tellement nos émotions en public ».
Pour ceux qui l’ignorent, Kara est un (techniquement superbe) court-métrage qui conte l’histoire d’une femme-robot. Obéissant aux ordres d’une voix masculine hors-champ, elle explique : « Je peux m’occuper de la maison, faire la cuisine, garder les enfants. J’organise vos rendez-vous. (…) Je suis entièrement à votre disposition comme partenaire sexuel. Vous n’avez pas besoin de me nourrir ou de me recharger. (…) Voulez-vous me donner un nom? » … Elle supplie ensuite pour sa vie, en larmes alors qu’elle est démantelée, et ne survit que grâce à la pitié de l’opérateur. L’écriture d’un personnage féminin…

Il n’y a pas que des créateurs isolés. Nintendo France a édité ces publicités pour New Super Mario Bros 2 :

Nintendo est une compagnie énorme. Tout un département marketing a créé et approuvé ces publicités.

Du côté de la concurrence, la dernière pub de Sony pour la Playstation Vita :

Quatre seins, pas de tête. Le sens des priorités.

Je ne croyais pas cela possible, mais la compagnie Deep Silver a fait encore plus fort en annonçant l’édition collector de Dead Island : Riptide :

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Fournie avec votre propre buste de femme, décapité et sanglant.

Quelques exemples parmi les dizaines que nous ont offert ces derniers mois. C’est incessant, invariable, prévisible – chronique. Et on l’observe particulièrement bien lors des salons, que les éditeurs n’ont cesse de transformer en véritables foires aux bestiaux à grand renfort de booth babes.

Non, ce n’est pas le Salon de l’Érotisme :
c’est les stands pros de la Paris Games Week 2011

Ah, les babes. Des jeunes filles à la plastique avantageuse en uniforme mini-mini, déployées par les éditeurs pour attirer le mâle en rut sur leur stand. Une stratégie directement piquée au Mondial de l’Automobile…y’a mieux, comme inspiration. Sans compter qu’en plus d’être sexiste, c’est aussi insultant pour les visiteurs masculins qui a priori viennent par passion du jeu vidéo, pas pour être pris pour des queutards sans cervelle…

J’ai asssisté aux ESWC 2011 (Coupe du Monde du Sport Électronique). Entre les matchs, des danseuses en petite tenue montaient sur scène pour divertir le public (sur la musique « Girls Run The World »…suprême foutage de gueule).

Et lors de la remise des médailles, les drapeaux étaient paradés par des babes en minijupe :

Et après ça vient pleurnicher que l’e-sport n’est pas pris au sérieux.

A la Paris Games Week de cette année, Square Enix a mis en scène les "nonnes sexys" de Hitman Absolutionmalgré le gros scandale provoqué par leur objectification et leur mise à mort outrageusement violente et sexualisée dans le trailer du jeu. A ce niveau, on ne peut plus parler de "maladresse" : la compagnie est tout à fait consciente des problèmes que pose son marketing, mais elle persiste et signe.

A l’occasion de la sortie du jeu Dante’s Inferno, EA a organisé le concours « Sin to Win » : commettez le péché de luxure en vous photographiant avec des booth babes ! La meilleure photo gagne « un diner et une nuit de pêché avec DEUX filles sexy, un service limousine, paparazzi et un coffre plein de trésors ». Vous avez bien lu : EA a encouragé ses fans à harceler sexuellement les hôtesses (pas seulement leurs employées, n’importe lesquelles) et leur proposait des femmes en récompense.

Les femmes qui sont là par expertise ou passion, par contre, sont volontiers traitées comme des intruses. Dans ce témoignage horrifiant et pourtant sans surprise, une journaliste de l’important magazine Kotaku raconte son expérience à l’E3, la plus importante convention professionnelle de l’industrie. Elle explique comment les responsables Relations Publiques d’éditeurs de renom l’ont invariablement prise de haut et soumise à un véritable interrogatoire malgré son badge : « Mais vous, vous ne jouez pas vraiment, si ? A des jeux PC ? A des shooters? » Comment ils lui ont ôté les mains de la borne de test : « Je crois qu’il vaut mieux que je joue pour vous ». Comment l’un d’eux, au lieu de lui parler du gameplay d’un FPS de guerre, a cherché à attirer son attention sur les petits lapins animés dans l’herbe. Comment, lorsque critiqués pour leur attitude, ils répondaient « Bah, d’habitude les filles ne s’intéressent pas vraiment à ce genre de trucs, vous savez ». Elle insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’incidents isolés : c’est la norme.

Le problème est si omniprésent que des professionnelles ont monté l’opération 1reasonwhy : un hashtag permettant de lister les raisons pour lesquelles il n’y a pas plus de femmes dans le milieu. Le tag a connu un succès énorme et fédéré la parole de centaines de personnes.

"Parce qu'on me prend pour la réceptionniste ou une intérimaire dans les salons professionnels"

"Parce qu’on me prend pour la réceptionniste ou une intérimaire dans les salons professionnels"

1reasonwhy6

"Parce que les conventions, où les designers sont célébrés, sont des endroits dangereux pour moi. Vraiment. J’ai étée tripotée."

"Parce que je ne suis pas là pour décorer, connard. Je fais des jeux."

"Parce que je ne suis pas là pour décorer, connard. Je fais des jeux."

1reasonwhy5

"Aucune de mes amies développeuses ne lisent les commentaires de leurs interviews, parce que les commentaires sont brutalement dégueulasses"

1reasonwhy7

"Parce que je suis harcelée sexuellement en tant que journaliste jeux vidéo, et en tant que game designer en prime"

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"Parce que tu ne peux pas être simplement une "développeuse de jeux". Non, tu seras toujours "une femme développeuse de jeux".

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"Parce que si je réussis, je suis exceptionnelle. Et si j’échoue, je suis la preuve que les femmes ne devraient pas être dans cette industrie."

Il n’y a pas que les professionnelles qui subissent cette exclusion systématique; toutes les joueuses peuvent témoigner d’expériences similaires, dès lors qu’elles font un pas dans les espaces gamers. Interrogez-les et les expériences affluent. Je pense que beaucoup se reconnaîtront dans cette chronique que j’avais réalisée du temps où j’animais sur Gameradio.fr (le site original est mort, malheureusement). J’y explique comment les vendeurs de magasins spécialisés m’aiguillent systématiquement vers les "jeux de fille", Sims et autres Nintendogs. Comment ils se ruent sur moi dès que je pousse la porte : « vous avez besoin d’aide ? » Comment, à la caisse, la question « c’est pour votre petit ami? » revient beaucoup, beaucoup trop souvent. Et comment l’un d’eux avait tenté de me refiler une carte de fidélité rose « speciale filles » alors que j’achetais God of War.

Bref. Assez parlé de l’industrie gamer ; on retrouve ce doux parfum de machisme dans tous les secteurs voisins.

Les comics. Que dire qui n’ait pas été répété des centaines de fois, sans succès.

Les costumes ridicules, systématiquement sexualisés à outrance pour le plaisir du lecteur masculin hétéro.

Les poses « sexy » anatomiquement impossibles, jusqu’à créer des monstres difformes.

L’inversion des genres est un moyen très efficace de démontrer le double standard et les internautes s’en donnent à cœur joie. Les résultats sont…édifiants :

genderflip

Les femmes tuées, violées, maltraitées pour motiver les protagonistes masculins – un phénomène tellement courant qu’il fait l’objet d’une appelation spécifique, “Women in Refrigerators”.

Les héroïnes réduites au rôle d’objet sexuel pour le lecteur, dans leur propre comic :

Les derniers reboots Starfire et Catwoman

Les diktats physiques uniformes et irréalistes, dignes des pires magazines féminins :

Apprendre à dessiner des comics : diversité masculine…et féminine.
Le commentaire de l’auteur: “Avec les personnages masculins, il est possible de modeler leurs corps de nombreuses façons différentes pour produire une large palette de personnages cools. Ce n’est pas aussi simple pour les femmes. Les femmes dans les comics sont généralement attirantes – même les méchantes. Surtout les méchantes ! La Voluptueuse Coquine et la Mauvaise sont les plus attirantes dans les comics de pointe. Donc vous n’avez pas autant de libertés pour le corps. Vous ne pouvez pas dessiner des femmes brutales ou vous perdrez leur attirance.”

Etc, etc. Des tendances qu’on retrouve – souvent en pire – dans les manga/japanime, la fantasy…Il faudrait des dizaines d’articles pour commencer à effleurer ce problème qui empoisonne toute la fiction geek. Et si encore ça ne concernait que la fiction…tous les espaces technophiles ou autrement considérés « geeks » fonctionnent sur le même schéma, sous prétexte qu’ils seraient « à dominance masculine ».

Yahoo organise chaque année le Open Hack Day – un rassemblement mondial important de hackers. Les divertissements offerts aux participants ? Stripteaseuses et lapdances.

Un tweet officiel de l’édition 2009 : « Le Hack Girls Show a revigoré tous les hackers, retour à leurs ordinateurs ! »

Lorsque le scandale a éclaté, Yahoo a désespérément tenté de faire disparaître toute photo et trace écrite des danseuses…

Même le Messie du Logiciel Libre Richard Stallman se rend coupable de ce genre de dérapages. A plusieurs reprises lors de conférences, voici comment il a expliqué EMACS :

« Nous avons le culte des vierges d’EMACS. Les vierges d’EMACS, ce sont toutes ces femmes qui n’ont pas encore appris comment utiliser EMACS. C’est notre devoir sacré à nous, l’Eglise d’EMACS, de prendre leur virginité ».

Critiqué par une partie du public pour cette « blague », il a totalement refusé d’admettre un quelconque tort.

Dur, dur pour un.e geek.e à sensibilités féministes de garder ses idoles…

Au final, que nous disent tous ces phénomènes ? Le message est clair et unanime : les femmes dans la geekosphère n’existent qu’en tant que jouets, à la disposition des hommes. Objets sexuels dont on se repaît ou objets de mépris dont on se moque, généralement les deux à la fois. Je te désire mais je te crache à la gueule, encore et toujours…

Pourquoi cette attitude ? Par complaisance pour un public qui est considéré à tort comme exclusivement masculin. Masculin, cisgenre et hétérosexuel, évidemment : dans l’esprit du sexiste cela va de soi. Manifestation habituelle du patriarcat – il n’y a que ce public-là qui compte – mais aussi calcul marketing biaisé : tentatives obséquieuses et de plus en plus désespérées pour séduire le cœur de cible traditionnel…quitte à exclure et insulter sciemment toutes les autres populations. Tu n’es pas un jeune homme blanc cis-hétéro vaguement cynique ? Pas de bol : tu es négligeable, insignifiant.e, invisible, inexistant.e. En bref, aux yeux de ton industrie préférée, tu n’importes pas.

La défense de Sony face aux critiques de la publicité qu’on a vu plus haut est extraordinairement parlante à cet égard :

"[Cette publicité] fait partie d’un catalogue distribué lors de la Paris Games Week. Elle est donc destinée aux joueurs attendus." "Nous préparons un communiqué pour nous excuser auprès des personnes qui auraient été choquées mais à qui la publicité n’était pas destinée."

Incroyables présupposés sur lesquels cette défense repose :

- La Paris Games Week n’est fréquentée que par de jeunes hommes hétérosexuels – "les joueurs attendus".

- Lesdits "joueurs attendus" sont des queutards frustrés qui kiffent les pubs sexistes et qui sont tellement obsédés par les seins qu’ils bandent sur un torse de femme difforme et décapitée.

- Les chieuses "personnes qui auraient été choquées" n’ont rien à dire car la publicité ne leur était "pas destinée".

- Il est parfaitement acceptable d’être sexiste lorsqu’on s’adresse à un public masculin. Tout comme il est parfaitement acceptable d’être raciste quand on s’adresse à un public blanc.

…Une comm’ qui prend soin d’insulter ceux qu’elle cible ET de dégoûter le reste de son public, j’appelle ça une comm’ réussie.

(Qui plus est le communiqué est complètement mensonger : la publicité a été diffusée hors de la convention, dans des stations de ski par exemple).

C’est sexiste (entre autres) et inacceptable. C’est prendre son public masculin pour des cons (et attirer les vrais connards : on a le public qu’on mérite, mais on va y revenir). Et économiquement, c’est un non-sens.

Pourtant, c’est la stratégie en vogue dans le milieu. Il suffit de jeter un œil à la page "Public" du site corporate IGN Entertainment (l’un des principaux portails jeux vidéo au monde) :

"Les meilleurs sites pour hommes." "Les meilleurs sites pour gamers." "Les meilleurs sites pour les fans de Halo." "Les meilleurs sites pour les joueurs de MMORPG." Notez le baiser sur le front du "gamer", seule présence féminine sur la page.

"Bro-verload" : l’overdose de mecs. La derniere phrase est intéressante : "Grâce à notre créativité révolutionnaire et notre expertise masculine, nous élaborons des campagnes intégrées, ciblées et ambitieuses : le seul moyen de les améliorer serait d’imprimer nos tarifs sur du bacon frit."

"Prenez du poil à la poitrine rien qu’en lisant ce profil-type"
Notez qu’en dépit de cette stratégie de communication, un tiers du public d’IGN est féminin

Même le site corporate de Men’s Health n’en fait pas tant.

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Le problème est dans la presse.

De concert avec l’industrie, bien sûr : c’est pourquoi, à chaque convention, on a notamment droit aux répugnants dossiers « Le Top des Babes ! »

Reportage Gameblog au TGS 2012 : la classe incarnée

C’est également pourquoi les magazines se font une joie de diffuser le marketing sexiste de produits techniques :

Ou encore pourquoi des chaînes dédiées comme Nolife diffusent ce genre de perles :

Mais ne vous en faites pas, les journalistes se débrouillent très bien tout seuls aussi.

Je déteste laisser quelque chose inachevé, alors replongeons-nous dans le Joystick qui a mis le feu aux poudres. Vous ne croyiez quand même pas que l’article de Deez était un incident isolé ? Un autre article de leur dossier Lara Croft était consacré à un sujet capital : les seins de l’héroïne. Et de pleurer sur leur « fonte dramatique ».

Il était tout simplement impossible de sélectionner les morceaux de bravoure, alors voici l’article entier :

Il faut le voir pour le croire.

Mon dieu. Mondieumondieu.

Donc selon Joystick :

La créature difforme à gauche ressemblerait plus à une femme que la Lara de droite, apparemment une vraie planche à pain. Non, ils n’ont aucun scrupule à écrire ça ; c’est qu’on s’adresse pour un lectorat masculin, et le lectorat masculin, plus il y a de nichons plus il kiffe, c’est bien connu. Au diable l’anatomie élémentaire : il s’agit de flatter la libido du jeune ado en lui assurant que si si, les femmes les vraies ont des melons greffés sur la poitrine. La Lara moderne qui pourrait faire pâlir d’envie n’importe quelle top-model ? Un vrai boudin – on dirait un homme, un rugbyman même, regarde-moi ces pectoraux. Chez Joystick on a une idée très particulière de la diversité physique féminine.

Passons sur les petites piques anti-féministes qui vont bien, ces excitées frustrées sans humour qui n’ont que ça à faire de venir nous gâcher nos jeux vidéo. On est plus à ça près, va.

Le comble ? C’est une femme qui a écrit cet article. Si. Une femme prête à faire de la désinformation crasse sur sa propre anatomie tout en pissant à la gueule du mouvement qui s’est battu pour ses droits, le tout par complaisance pour le lectorat masculin. Classe.

Assez tapé sur l’ambulance Joystick. On peut rappeler que c’est la même maison qui édite Consoles+, qui nous a gratifié en septembre de son hilarant psychotest (entièrement décortiqué par Jeno ici) :

Trois profils sérieux, avec des analyses plutôt pertinentes et des recommandations de jeux. Au masculin. Et puis, le profil « petit coeur »…

« Tu t’es manifestement trompée de magazine. »

Souvenez-vous, dans mon dernier article, j’écrivais :

"[le journaliste] écrit pour les geeks qui lui ressemblent, à l’exclusion de tous les autres publics. A l’heure où 47% des joueurs sont des femmes, la presse JV papier mourante s’accroche désespérément à son cœur de cible, l’ado masculin hétérosexuel travaillé par ses hormones. Ce serait drôle si, dans sa panique, elle n’en arrivait pas à des extrêmes horrifiants comme celui-ci…"

J’ignorais alors à quel point c’était prophétique…Entretemps, l’éditeur de Joystick et Consoles+ a mis la clé sous la porte. Leur ton soi-disant "décalé", "irrévérencieux" ne les a pas sauvés…

Alors, le sexisme chronique serait-il réservé aux mourants ? Pas vraiment…Passons chez Canard PC, magazine jeux vidéo français particulièrement populaire. Quand ce n’est pas de l’"humour gaillard", c’est  du sexisme camouflé par de la pseudo-analyse narrative :

Les femmes fortes, cet insupportable tic à la mode.

Voici pourquoi cet extrait respire la connerie :

  1. L’observation est tout bonnement fausse. J’ai observé plus d’une centaine d’heures de The Secret World. Les personnages sont variés et plutôt bien écrits : on y trouve des badass, des peureux, des bizarres, des sages, des exubérants…hommes comme femmes. Il n’y a – pour une fois – pas de biais de genre. (Le jeu n’est pas exempt de sexisme par d’autres aspects- costumes féminins, scènes de cul gratuites destinées exclusivement aux mecs hétéro…mais en ce qui concerne les personnages, il s’en tire nettement mieux que la moyenne).
  2. C’est marrant, je l’ai vraiment pas vu passer, cette prétendue « mode » des femmes parfaites vs hommes mauviettes. Mais vraiment pas. Pas dans la fiction en général, et certainement pas dans les jeux vidéo. Au mieux, de vagues tentative, souvent maladroites, d’être un peu moins misogynes – mais certainement pas un renversement de la tendance. D’ailleurs…
  3. Je me souviens pas avoir jamais vu Canard PC râler contre le phénomène inverse, pourtant *légèrement* plus répandu. Ce « tic », cette « mode » de faire des persos masculins forts et des persos féminins faibles. Ah non pardon, ça c’est la norme : y’a que l’inverse qui paraît incongrue.

Que peut-on en conclure ? Que le testeur a rencontré la shériff dans la première zone de jeu et qu’il a pris peur pour son zizi. Insécurité masculine face aux vilaines femmes esmasculatrices, encore…On ne penserait pas voir surgir ce genre de conneries chez un journaliste professionnel, et pourtant.

Plus récemment, même magazine :

Canard PC

Visiblement il leur était impossible de parler d’une bonne initiative sans paternalisme condescendant…Là encore, passons sur le petit tacle de circonstance envers les "féministes revanchardes" et leur "sens de la mesure"; intéressons-nous plutôt au mépris envers la créatrice dont il est question. Senior Game Designer de Funcom mais désignée par "la demoiselle" – j’attends de voir un Senior Game Designer désigné par "le petit monsieur", "le damoiseau" ou même seulement "le jeune homme" – qui "y va de sa petite initiative"… Et comme il faut bien trouver un moyen de la décrédibiliser, la conclusion de l’article qui se moque du "français approximatif" d’une citation du site web. A vrai dire je cherche encore ce qu’il y a d’approximatif ou de drôle dans cette citation. "Hahaha, des jeux vidéo pour gonzesses" ?

Au tour de Jeux Actu d’objectifier les cosplayeuses avec ce superbe dossier en Une : "Les plus beaux décolletés de 2012". Même plus besoin de la jouer subtile…

Rien d’étonnant à tout cela quand on découvre le genre de mecs qui peuplent les rédactions.

Le 30 juin dernier, le journaliste jeux vidéo Ryan Perez s’en prend sans crier gare à l’icône geek Felicia Day (actrice, scénariste et productrice de web-séries) :

"Est-ce que Felicia Day a un quelconque intérêt ? Je veux dire, est-ce qu’elle contribue quoi que ce soit d’utile à cette industrie, à part entretenir sa persona geek ?" "@feliciaday, je te vois partout tout le temps. Question : as-tu un quelconque intérêt ? Est-ce que tu apportes quoi que ce soit d’utile au gaming, à part ta "personnalité" ?" "@feliciaday, peut-on considérer que tu n’es rien de plus qu’une booth-babe glorifiée ? Tu n’as  pas l’air d’apporter quoi que ce soit d’utile au média."

Le genre de saletés auxquelles les femmes du milieu font face tous les jours…Sauf qu’ici, il s’agit d’un professionnel qui s’attaque publiquement à un très gros morceau. Hélas pour lui, ça n’est pas passé inaperçu…Wil Wheaton, célèbre acteur de Star Trek, a lui-même réagi en ces termes : "I have fucking had it with idiot asshole men being shitbags to @feliciaday because they’re threatened by her creativity and success" "I’m sick of idiot men giving *any* woman grief in gamer and geek culture. Enough already, we’re better than that." ("J’en ai foutrement assez de ces idiots de trous du cul de mecs qui emmerdent @feliciaday parce qu’ils se sentent menacés par sa créativité et son succès" "J’en ai assez de ces idiots de mecs qui emmerdent *n’importe quelle* femme dans la culture gamer et geek. Ca suffit maintenant, on vaut mieux que ça.")

La biographie Twitter de Perez au moment des faits : "Je suis un gamer depuis environ 1.412 secondes. Durant cette période, j’ai écrit pour GamePro, Bitmob, et maintenant j’écris pour Destructoid. J’aime l’odeur des femmes à gros seins."

Cette présentation professionnelle m’en évoque d’autres que j’ai pu croiser dans la presse française…Ici, le fond Twitter d’un rédacteur important de Canard PC :

pikaboobs

Ici, chez GAME ONE :

Le rapport aux femmes de notre presse.

Oh, et j’ai croisé cette dernière biographie lorsque son propriétaire a tweeté ceci :

Pas de hasard.

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Le problème est dans la communauté.

Ouuuuuh, la communauté. Par où commencer.

En Février cette année, Capcom organisait le Cross Assault, un tournoi d’une semaine opposant des spécialistes des jeux de baston Street Fighter et Tekken. La compétition était filmée et diffusée en live sur Internet ; un tchat permettait aux spectateurs de commenter les matchs et d’interagir directement avec les participants. Au sein de la Team Tekken, une seule femme, Miranda Pakodzi;  l’équipe est supervisée par un coach, Aris Bakhtanians, qui s’occupe également de l’animation du tchat.

Premier jour.

Aris explique que Miranda, ou plutôt "des parties de Miranda" le distraient.

Il suggère une lutte dans la boue entre Miranda et l’unique autre femme participant au tournoi. "Et je remporte la gagnante !"

Il s’adresse au tchat : "Quelle est l’odeur de Miranda ? Je vous tiens au courant, les gars."

Le tchat réclame le tour de poitrine de Miranda. Aris est sur le coup : "Miranda, ils veulent savoir ta taille de soutien-gorge. Dis-leur, c’est tout ! C’est quoi le problème ? Laisse-moi la deviner. Ca doit être du 85D ou du 90D ?" Un autre joueur : "Je peux essayer de deviner, moi aussi ?" Miranda place ses bras devant sa poitrine. "Enlève tes mains, Miranda ! On est une équipe, non ? Alors, j’ai bon ?" L’autre joueur : "T’as raison, t’as raison j’en suis sûr" "90D, les gars ! Hahaha, c’est la chaîne Harcèlement, ici. Je m’occupe de vous, tchat : vous voulez connaître la taille de poitrine ? Je vous la donne."

Miranda se lève pour aller aux toilettes. Aris : "C’est la petite ou la grosse commission ? Le tchat doit savoir ! La petite ? C’est la petite, tchat. Tout va bien. On a des caméras dans les toilettes aussi, non ?" Les autres joueurs : "Ouais, des caméras dans les toilettes !" Aris : "Je veux installer une Mona Lisa avec des trous à la place des yeux dans les toilettes des femmes : WAOUH !"

Sur le tchat, des spectateurs adoptent des parties du corps de Miranda comme pseudonymes. "Ses seins viennent de parler !"

"Ouah ! Non, tchat, je peux pas lui demander ça. Je lui demanderai plus tard, mais je peux pas lui demander ça devant les caméras ! Disons que ça concerne…quelque chose que je t’expliquerai quand tu seras plus grande."

"Miranda, viens voir ici.  Qu’est-ce qui va pas ? Pourquoi tu boudes ? Y’a un problème ? Comment vont tes cuisses ? Elles vont bien ? Tes cuisses vont bien ? Bon. J’ai réchauffé ce siège pour toi ! Respire ce siège ! C’est pour le tchat !"

"Update sur les cuisses de Miranda. Comment vont tes cuisses, Miranda ? Toujours bien ? C’est pour le tchat, ils s’inquiètent pour toi ! Elles vont toujours bien, les mecs. Les 90D vont bien aussi."

"Ce match, vous le jouez pour ses cuisses. Ce match, vous le jouez pour les T-Shirts ! Le perdant enlêve son T-Shirt ! C’est moi le coach, Miranda : t’as rien à dire ! Concentre-toi ! Il faut que tu sois capable de jouer pendant qu’on te harcèle ! Enlève ton T-Shirt !"

"Je voulais lui faire mettre une jupe demain pour vous les gars mais elle n’en a pas amené. Peut-être qu’on va aller t’en acheter une. Sérieusement ! Je vais t’acheter une jupe. Je la paie ! Je vais essayer de lui trouver une jupe pour vous, les mecs. Je m’occupe de vous. De ma propre poche, je lui paie une jupe. Si je peux pas lui acheter une jupe je lui fabriquerai une jupe. Avec des serviettes. Miranda, tu portes une jupe demain." Le tchat suggère : "Aris, fais lui une jupe avec ta barbe !"

"La prochaine fois que tu fais une erreur comme ça, je vais te renifler. De très près. Je vais le faire pour ton petit copain. Dédicace à ton petit copain. Je vais dire son nom pendant que je te renifle." Les autres joueurs renchérissent. "Ouais, ta copine est bonne !" Aris se place juste derrière Miranda pour la déconcentrer, renifle ses cheveux, son cou. Elle se lève, fuit la pièce. "J’espère qu’elle est allée pleurer aux toilettes."

Deuxième jour.

Aris s’empare de la caméra. Il zoome sur Miranda, sur ses seins, ses cuisses, ses fesses. Il la harcèle pour qu’elle se lève afin d’avoir une "meilleure vue". Le tchat réclame un zoom sur ses pieds. "Ils sont jolis ! On dirait qu’elle a fait une pédicure." Miranda essaie de les cacher. "Oh non, ça c’est pas une bonne position pour tes pieds, ils ne sont pas beaux dans cette position. Tu n’es pas très coopérative." Le tchat commente la vue. "Montre tes pieds ! Je suis le coach ici, j’ai l’autorité. Lis ce contrat : ‘Vous devez écouter le coach à tout moment. Il a l’autorité de vous retirer du temps d’entraînement.’ Ne marchande pas avec moi !" Miranda essaie de le raisonner. "Je m’en fous ! Montre tes pieds ! Les pieds, c’est pas mon truc, mais je fais ça pour le public." Le public confirme; il veut des pieds. "Merci, Miranda. C’est beaucoup plus simple quand tu coopères."

Les jours suivants sont du même acabit.

Au début, Miranda gère la situation avec des sourires crispés, de grands éclats de rire nerveux. Son inconfort devient de plus en plus palpable. Elle tente de se cacher, évite Aris, proteste à multiples reprises :  "Arrêtez, ça me met mal à l’aise." "Aris, tu es flippant." Rien n’y fait.

Au bout du 5ème jour, elle évoque son désarroi sur Twitter :

"Ça ne sert à rien ; Capcom et les équipes du streaming savent et ils s’en fichent. Il faut juste que je tienne encore deux jours." "Ouais, ça ne s’améliore pas. Je ne me suis jamais sentie si découragée de ma vie. Plus que deux jours avant que ça soit fini." "Sûrement pas. Je ne pars pas parce que mon contrat m’oblige à rester encore deux jours. Si ça ne dépendait que de moi je serai partie depuis longtemps."

Une joueuse suffisamment passionnée pour participer à un tournoi officiel, dégoûtée au point de n’avoir plus qu’une envie : que ce calvaire prenne fin. Elle est effectivement piégée à la merci de ses tourmenteurs, à la vue de tous et pourtant sans personne vers qui se tourner.

Le sixième jour, Miranda abandonne; lors de ses matchs, elle refuse d’engager l’adversaire, puis finit par déclarer forfait.

Vous croyez que nous sommes ici face à un cas exceptionnel ? Si seulement…

Les femmes sont suffisamment rares dans les conventions, tournois et autres espaces geeks pour que certains s’imaginent qu’elles sont à leur disposition. Sur le site Our Valued Customers, qui répertorie de véritables conversations entendues dans des magasins de comics, ce genre d’anecdotes apparaissent avec une régularité inquiétante :

"C’est trop bizarre que les filles ne s’habillent pas comme Psylocke
ou Emma Frost ou autres dans la vraie vie"

"C’est nul que les vraies filles de 15 ans ne soient pas aussi sexy que dans les mangas"

"Quoiiiii ? Les comics n’objectifient pas les femmes…Au contraire, ils donnent aux meufs moches des inspirations à qui ressembler"

"Si je travaillais dans un magasin de comics, je me ferai toutes les filles sexy qui y entrent"

Commentaires lourdingues, drague insistante voire tripotageDans ce post sur Tumblr, une cosplayeuse Black Cat raconte sa visite à la Comic Con (la plus importante convention comics au monde) : des hommes posent avec elle sur des photos en faisant mine de lui toucher les seins, mais surtout, un animateur accompagné d’une caméra la fait monter sur scène pour une "interview"…avant d’inciter le public à deviner son tour de poitrine (un jeu populaire il faut croire). Furieuse, elle quitte la scène : silence choqué, surprise du public. Après tout, "c’était juste pour s’amuser"…

Ici, une invitée à une fête officielle Minecraft harcelée puis agressée sexuellement.

Ici, un Youtuber se filme à la Eurogamer Expo en train de harceler et de tripoter les visiteuses et les hôtesses.

Les hôtesses…Je me souviens avoir lu au moins un témoignage de babe qui racontait comment elle devait régulièrement se badigeonner les épaules de déodorant, à force d’aisselles suantes passées autour. Sans sa permission, évidemment. Après tout, "elles sont là pour ça"…

Sur le web, l’anonymat aidant, ça devient systématique. Au point qu’il existe plusieurs sites entièrement dédiés au phénomène : Not in the Kitchen Anymore propose des enregistrements audio du harcèlement systématique auquel fait face UNE SEULE gameuse jouant au micro et Fat, Ugly or Slutty documente les charmants messages reçus par les joueuses qui ont le malheur de ne pas camoufler leur genre en ligne. Toutes les gameuses collectionnent avec émotion ces merveilles de poésie :

"Tu es une fille ?" "Si oui, je peux voir tes seins ?"

"Tu veux baiser ?"

"Retourne dans la cuisine salope"

"Laisse-moi lécher ton petit trou du cul asiatique s’il te plaît !!"

"Je vais t’arracher le cou et baiser le trou béant et finir dans tes yeux"

Et oui, si vous en doutez, c’est la même chose en français. Dans cette vidéo, le pseudo "Laurie-Girl" suffit à rendre fou une bonne partie des joueurs présents, au point qu’ils se désintéressent complètement du jeu :

Comme vous pouvez l’entendre, ça commence jeune…

Et plus récemment, une twitteuse m’a montré cette perle :

Le phénomène est si prévalent qu’il commence à faire l’objet d’études – ici, une passionnante enquête menée dans des communautés de jeux en ligne par questionnaires sur une durée d’une semaine, ayant reçu 874 réponses :

"Le sexisme est-il très présent dans la communauté gamer ?" "79,3% répondent Oui" "Les hommes étaient 2 fois plus susceptibles de répondre Non que les femmes – un résultat éloquent sur la façon dont le point de vue affecte l’opinion"

"Les femmes étaient 4 fois plus susceptibles que les hommes d’avoir fait l’expérience de moqueries ou du harcèlement – 63,3% de toutes les femmes interrogées répondaient par l’affirmative. Les histoires que m’ont raconté ces femmes étaient conforme à ce qu’on peut s’imaginer sur le sujet : "Cunt", "bitch", "slut" and "whore" [que l'on pourrait traduire par "chatte", "pétasse", "salope" et "pute"]  étaient des insultes communes. Les menaces évoquaient majoritairement des agressions sexuelles. Une grande partie du harcèlement consistait à demander ou exiger des faveurs sexuelles ou à faire des remarques à propos des rôles genrés traditionnels et des comportements stérotypés des femmes dans la société occidentale. De nombreuses insultes concernaient le poids du sujet ou son apparence physique."

Effectivement, après un peu de temps passé en ligne il devient aisé d’établir une typologie du harcèlement : insultes sexistes, présumée grosse, présumée moche, promiscuité sexuelle, cuisine/vaisselle/sandwich, menaces de viol/mort. Les harceleurs sont généralement très fiers de leur verve, mais ils manquent un peu d’imagination…

"15,7% des hommes ont aussi rapporté avoir subi des moqueries, du harcèlement ou des menaces concernant leur genre en jouant aux jeux vidéo. Bien que ce soit minoritaire, cela compte tout de même comme sexisme. Toutefois, les remarques adressées à ces joueurs diffèrent de celles adressées aux joueuses de façons très révélatrices. La plupart des joueurs qui apportèrent des précisions à leur réponse ont subi des remarques concernant leur inadéquation au rôle genré masculin. Ces hommes étaient souvent traités de "pédés" ou de femmes, comparés à des femmes et désignés par des mots stéréotypiquement féminins. (…) Pour les femmes, le sexisme subi concerne leur féminité. Pour les hommes, il concerne leur inadéquation à un standard de masculinité. En bref, ce sexisme place le "masculin" comme genre normatif et "pas masculin" ou "insuffisamment masculin" comme raisons d’insultes, d’humiliations et de brimades."

Du côté des hommes, on retrouve la même logique :  misogynie et homophobie. Rien de pire que d’être comparé à une femme, de ne pas être "suffisamment viril"…De fait, l’homophobie est particulièrement présente dans le langage de nombreuses communautés gamers – et comment s’en étonner lorsque des stars du milieu comme le Joueur du Grenier utilisent volontiers des termes comme "tapette", "tarlouze"…

"Avez-vous déjà fait l’expérience du sexisme en jouant aux jeux vidéo ?"
Oui : Homme ~15% Femme ~62%. Non : Homme ~80%, Femme ~30%.

Lorsque les femmes évoquent ce harcèlement systématique, une remarque revient sans cesse : "Oui, mais c’est Internet, c’est comme ça…si tu laisses entendre que tu es une fille, aussi…" Ben voyons. Pour vivre heureuses, vivons cachées ? Après tout, il "suffit" de prendre un pseudo et un avatar masculin, d’utiliser une grammaire masculine, de ne surtout pas utiliser de micro ou de visioconférence…il suffit juste de cacher toute une partie de son identité pour espérer respirer un peu dans la cour des petits machos.

Le guide Fat, Ugly or Slutty pour être une femelle respectable en ligne…c’est pourtant si simple !

Ah, elle est belle, la culture inclusive 2.0…la culture geek qui se veut accueillante pour les exclus de tout poil. C’est Internet, tu peux être qui tu veux, dire ce que tu veux, où tu veux ! (à condition de te conformer au modèle du geek blanc mâle cis-hétéro vaguement cynique)

Et pourtant, excédées, on en vient à l’accepter, à se camoufler pour tenter de profiter un tant soit peu de nos loisirs préférés sans subir le déluge dégueulasse…et ce faisant, l’illusion d’homogénéité masculine chez les geeks s’en trouve renforcée. "There are no girls on the Internet !" pleurnichent-ils. On se demande bien pourquoi…

"Avez vous déjà dissimulé votre genre pour éviter le harcèlement ?"

"Avez vous déjà dissimulé votre genre pour éviter le harcèlement ?"
Oui : Hommes ~5%, Femmes ~67%. Non : Hommes ~95%, Femmes ~30%.

C’est ça ou risquer, à l’usure, d’être dégoûtée à jamais de la communauté qui pourtant partage nos centres d’intêrets. C’est un risque très réel : les tweets de Miranda en témoignent. Joueuse professionnelle, elle n’a plus qu’une hâte, que le tournoi se termine pour qu’elle puisse fuir la porcherie. Un exemple extrême qui illustre un mécanisme insidieux d’exclusion des femmes.

Comme énormément d’autres joueuses, j’ai abandonné l’idée de jouer au micro en salon public : multi entre amis, seulement, ou jeu solo. C’est ça ou bien harcèlement, propositions obscènes par la dizaine, blagues lourdingues mille fois entendues, "Ouah, une fille !"… Adieu les MMO, aussi (bon, c’est pas une grande perte).

Des exemples non-gamer ? Ok.

Fut un temps, j’ai fréquenté des chans de programmation sur IRC. Seule femme parmi la vingtaine d’habitués. Je suis devenue "la fille" – sujet de toutes les blagues grasses, "Tits or GTFO !", "Fais péter les photos!", "C’est quoi tes mensurations ?", "Je parie qu’elle est jolie/moche", propositions affamées en messages privés, des mecs qui prétendaient avoir couché avec moi et inventaient des scénarios pour se vanter auprès des autres utilisateurs…Mon genre sans cesse remis sur la table alors que je venais parler programmation. J’ai arrêté d’y aller. Une femme de moins chez les programmeurs, retour à l’homogénéité masculine.

La communauté du Logiciel Libre est particulièrement active et réputée plutôt accueillante. Moi-même linuxienne bidouilleuse, j’ai dû me rendre à deux reprises sur des forums de support technique pour soumettre des problèmes que je n’arrivais pas à résoudre. Les deux fois, j’ai commis le crime d’écrire au féminin. Dans un cas, réponse misogyne particulièrement violente; dans l’autre, paternalisme insupportable envers "la p’tite dame". Depuis, je me débrouille toute seule quand je fais sauter ma distrib’ (et je ne m’en porte pas plus mal, merci). Une femme de moins chez les linuxiens, retour à l’homogénéité masculine.

J’ai participé une fois à un vidéochat public sur le thème de l’hacktivisme. Seule femme parmi la centaine d’utilisateurs présents – ou en tout cas, la seule assez inconsciente pour utiliser sa webcam et son micro. En moins de deux heures, des dizaines de propositions obscènes, en privé ou sur le chat public, ainsi que d’innombrables commentaires totalement décomplexés sur mon physique. Je n’y suis pas retournée. Une femme de moins chez les hacktivistes, retour à l’homogénéité masculine.

Quant au JdR, on a toutes connues le joueur de bon goût qui se créée "une elfe blonde super-bombasse nymphomane" et la joue de la façon la plus horriblement stéréotypée possible. Dans un autre registre, le rôliste relou qui s’amuse beaucoup à incarner un vicelard et inflige ses frasques sexuelles à tout le reste du groupe. Pour peu qu’on ait le malheur de jouer un personnage féminin…Visiblement on ne subit pas assez le harcèlement sexuel dans la réalité, il faut qu’on y ait droit même lors de nos escapades fictives, assorti des blagues grivoises des autres joueurs et des encouragements du MJ qui récompense "le bon roleplay". En cas de protestation : "ce n’est qu’un jeu", "il joue comme il veut", "c’est réaliste". Le petit plaisir du pervers plus important que notre capacité à profiter du jeu en paix. Écœurée, on lâche l’affaire : une femme de moins chez les rôlistes, retour à l’homogénéité masculine.

"Les femmes ne s’intéressent pas aux trucs geeks !" Ouais, continuez à vous dire ça.

Notez qu’il n’y a même pas besoin d’être geeke investie pour être victime de ces crevards. Sur des forums hackers publics, des sections entières sont parfois dédiées à l’espionnage de femmes à travers leurs webcams. Ils les appellent leurs "esclaves", les échangent, les monnayent, diffusent leurs photos…le tout dans l’impunité la plus totale. Paysage normal de la communauté, acceptation et complicité tacite. "Tant qu’elles ne s’en rendent pas compte, on ne leur fait pas de mal…"

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À tout ceci s’ajoute un mythe extrêmement répandu, délicieuse invention née de la rencontre entre la misogynie et le snobisme geek : la Fake Geek Girl – la Fille Faussement Geek.

Dans un superbe délire paranoïaque, le dessinateur de comics professionnel Tony Harris nous décrit cette maléfique créature :

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"Je ne sais plus si je l’ai déjà dit avant, mais je vais le dire quand même. Je m’en fous. J’apprécie une jolie fille comme n’importe quel autre mâle hétéro. Parfois même, j’apprécie des trucs assez coquins (je reste pudique pour ma Dame) mais bon sang, bon sang, bon sang, j’en ai ai tellement marre de toutes ces Nanas-en-Cosplay. J’en connais quelques unes qui sont en fait assez cool – et, ÇA ALORS, aiment et lisent des comics. Elles sont l’exception à la règle. Voilà ce que je veux dire à propos de LA RÈGLE : "Hey ! Fille-presque-jolie-PAS-sexy, tu es plus pathétique que les VRAIS nerds, ceux que TU penses secrètement VRAIMENT PATHÉTIQUES. Mais tu ne nous trompes pas. Quelques-uns d’entre nous se rendent compte qu’au quotidien, tu es juste bof. Mais tu as quelques atouts. Tu es prête à te mettre presque complètement Nue en public, et tu es plutôt mince (enfin, la plupart d’entre vous CROYEZ l’être) ou tu as de Gros Seins. Tu remarques que j’ai pas écrit des SUPERS Seins ? Tu es ce que j’appelle "SEXY POUR LA CONVENTION". Enfin, pas pour moi, mais pour BEAUCOUP de fans de comics dans la moyenne qui parlent RAREMENT ou JAMAIS aux filles. Certains Puceaux, TOUS mal à l’aise avec les filles, et la SEULE chose qu’ils ont tous en commun ? Ils sont TES proies. Tu as ce besoin d’attention maladif, que les gens te disent que tu es jolie, ou Sexy, et l’idée que des mecs se branlent sur le souvenir de toi et de tes lèvres à gloss entrouvertes, leur promettant la Lune et les Étoiles du plaisir, ça te fait vibrer la tête. Après de nombreuses années à avoir observé cette merde toutes les trois secondes devant ma table à N’IMPORTE QUELLE convention du pays, je l’ai compris. Enfin, pas que moi. Nous sommes LÉGION. Et voilà, LA RAISON POUR LAQUELLE TOUT CA, nous rend malade : PARCE QUE TU NE CONNAIS RIEN AUX COMICS, AU DELÀ DE TA RECHERCHE GOOGLE IMAGE POUR TROUVER DES RÉFÉRENCES POUR LE PERSONNAGE LE PLUS MAINSTREAM AVEC LE COSTUME LE PLUS RÉVÉLATEUR POSSIBLE. Et aussi, si N’IMPORTE LEQUEL de ces types auxquels tu t’accroches essayaient de te parler en dehors de cette convention ? Tu ne leur prêterai aucune attention. Tais toi foutue menteuse, non, tu ne leur prêterai pas attention. Menteuse, sale menteuse. Tu n’es pas les comics. Tu es juste la chose qui attire toute la presse comics et généraliste aux conventions. Et la vraie raison pour cette convention, et ces foutus costumes dans lesquels tu parades ? Ce sont les Dessinateurs de Comics, et les Écrivains de Comics qui inventent toute cette merde."

Voilà : la Fake Geek Girl, cette salope, cette succube inculte et malveillante qui infiltre les bastions sacrés de la geekerie, cette prédatrice qui se nourrit des pauvres petits geeks sans défense. (Des geeks forcément timides et puceaux, évidemment…quand on vous dit que cette merde est aussi insultante pour les mecs…) Notez aussi qu’il se déchaîne contre les femmes qui portent des costumes d’héroïnes de comics…des costumes qu’en tant que dessinateur, il contribue lui-même à hypersexualiser. Bref…

La Fille Faussement Geek a des caractéristiques bien définies :

- Elle n’y connaît rien. Elle ose revendiquer le noble titre de "geek" alors qu’elle [ne joue que sur PC / n'a pas lu l'édition originale du volume 148 d'Iron Man / utilise une distribution Linux graphique, pas console / programme en C++ et pas en Lisp / ne sait pas qui est Steve Wozniak / autre condition complètement arbitraire]. Inculte, n00b, imposteuse, fausse geek. Comment peut-elle prétendre aimer Le Seigneur des Anneaux alors qu’elle n’a pas lu la trilogie en version originale complète et annotée ? Comment peut-elle se prétendre gameuse alors qu’elle a commencé sur Nintendo 64, pas sur SNES ? Heureusement, les Preux Chevaliers du Snobisme sont là pour délivrer les Brevets de Geekerie : ils se feront un plaisir narquois d’interroger, de harceler, de creuser jusqu’à trouver LA faille pour remettre l’imposteuse à sa place. Loués soient ces héros qui protègent la consanguinité pureté de leur petit cercle couillu.

"Cool, ton T-Shirt Green Lantern, mon pote !"

"Cool, ton T-Shirt Green Lantern, mon pote !" "Merci, mec"
"Est-ce que t’es au moins capable de nommer des Green Lanterns ?" "Euh…Bien sûr. Guy Gardner, Hal Jordan, John Stew…" "Tu  viens de regarder sur Wikipédia ??" "Euh, non…Je lis…" "Je parie que tu ne lis même pas les comics récite le serment des Green Lantern puis nomme tous les groupes de Lanterns puis…"

"

"Franchement – si seulement je pouvais trouver une nana aussi geek que moi." "Ouais, trop dommage que les filles ne sont jamais aussi geek que les mecs." "Hé Doug, tu veux venir chez moi et jouer à Final Fantasy III ?" "Oh…Mon…Dieu…" "Regarde moi cette Fille Faussement Gameuse, mon pote ! Hé, fille faussement gameuse – Final Fantasy III est en fait Final Fantasy VI, mais comme Final Fantasy II, III et V ne sont jamais sortis en Amérique, il a été renommé III pour ne pas embrouiller les américains incultes comme toi. Pourquoi tu ne vas jouer aux "Zeldas" et me raconte à quel point ta famille dans Sims 3 est épique ?" "Retourne dans la cuisine !"
[Dans la main, elle tient le VRAI Final Fantasy III - en version japonaise importée]

Cet insupportable snobisme geek touche tout le monde, mais comme par hasard plus particulièrement les femmes…Voir cet article anglais intitulé "Chère Fille Faussement Geek, va-t-en s’il-te-plaît", celui-ci "10 signes que votre copine est une fausse gameuse" , ou encore ces exemples absolument éclatants en français : "Écoute-moi bien, espèce de pétasse !" et "Les filles c’est cheaté sur Internet". Ici, un Tumblr entièrement dédié à indiquer à de pauvres âmes "Non, tu n’es pas un.e Geek", qui ça alors semble viser à 80% des femmes…Il existe même un meme fortement répandu, Idiot Nerd Girl, consistant à ridiculiser ces crétines de Filles Faussement Geek :

"

"Je suis trop une geek de l’ordinateur – Utilise Internet Explorer" "Fait la queue à 9h du matin pour une séance Harry Potter à minuit – N’a lu aucun des livres" "Écoute DEADMAU5 et Skrillex – LOL je suis trop une geek de la techno"

Ce meme a fait l’objet d’une récupération par des geeks féministes excédées :

Idiot Nerd Girl Feministe

"Explore un nouveau média et la sub-culture associée avec enthousiasme – Chassée par des connards territoriaux" "Aime quelque chose avec enthousiasme sans répliquer précisément ta base de connaissances – Factice" "Porte une réplique parfaite d’un costume de superhéroïne – Traitée de pute pathétique par les mecs qui l’ont dessiné"

Bref, si vous êtes une femme aux centres d’intérêts geeks, préparez-vous à devoir être i-rré-pro-cha-ble :

"Oh non ce mec me regarde jouer. Je suis nulle à ce jeu. Si je perds il va se dire que je ne sais pas jouer parce que je suis une fille." "Il va croire que j’ai seulement emprunté la PSP de mon copain ou un truc comme ça. Si je perds ce sera une perte pour TOUTE LA GENT FÉMININE." [Game Over Metal Gear Solid] "J’ai personnellement ramené le féminisme 10 ans en arrière. Je suis désolée. J’ai failli à toute ma famille."

Tout en sachant que quoi vous fassiez, vous ne serez JAMAIS assez bien – il y aura TOUJOURS des connards prêts à tout pour vous exclure sous n’importe quel prétexte.

Après mon dernier article, un certain nombre de mecs ont cherché par tous les moyens à me décrédibiliser. L’un d’eux, après avoir tenté  l’interrogatoire habituel "À quoi tu joues ? Sur quelles machines ? Depuis quand ?", est venu me chercher des noises à propos de mon fond Twitter, sur lequel on voit mon avatar Korra en train de jouer à mon jeu préféré, un obscur Action-RPG japonais de 1995 sur la SNES. Ledit fond a été dessiné par une amie qui ne connaissait pas la console et avait par inadvertance branché la manette dans le port du Joueur 2; au premier abord, je ne m’en étais pas rendue compte. Le type aurait pu me le faire remarquer cordialement, mais il ne pouvait évidemment pas rater l’occasion : "Un vrai gamer s’en serait aperçu tout de suite."

Ouais.

Pourquoi cette volonté de discréditer les femmes à tout prix ? Parce que…

- La Fille Faussement Geek s’infiltre dans les communautés geeks pour une seule raison : se repaître de l’attention de pauvres hommes sans défense face à ses charmes maléfiques. Comment, vous pensiez peut-être qu’elle fréquente des espaces geeks…parce qu’elle en partage les centres d’intérêts ? Quelle idée ! Il est de notoriété publique que les femmes vivent, respirent, se nourrissent du regard masculin : tout ce qu’elles font, elles le font pour attirer l’attention des hommes. Évidemment. La Fake Geek Girl n’est qu’une forme plus évoluée de prédatrice : elle choisit volontairement un territoire où elle a peu de rivales et où ses proies seraient particulièrement vulnérables.

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"Le zénith à Savane Convention." "La Fille Faussement Geek…a FAIM." "PROIE" "Elle revêt son camouflage…" "…et rampe plus près." "Plus près…" "Elle frappe !" "ELLE SE NOURRIT."

Je ne caricature même pas : observez le discours tenu par Tony Harris. Toutes ces cosplayeuses qui ont passé des jours entiers à fabriquer leur costume à la main, avec soin, pour ressembler au plus près au personnage qu’elles ont choisi d’incarner ? Tout ça dans un seul but : se repaître des geeks vulnérables (qu’elles méprisent par ailleurs, évidemment, parce que sans paranoïa c’est pas drôle). Eh oui, les mecs : croire à cet incroyable mythe de la Fille Faussement Geek, c’est considérer les hommes comme des créatures faibles, à la merci des sortilèges de ces succubes de femmes ; c’est aussi prendre pour argent comptant les stéréotypes les plus éculés sur les geeks, tous timides, puceaux, incapables de relations sociales et encore moins de séduction… Vous croyez vraiment que la "misandrie" et la "stigmatisation des geeks" émanent des féministes ? Regardez donc dans un miroir pour trouver les coupables. Par votre misogynie, vous insultez jusqu’à vous-mêmes.

Juger les femmes à l’aune d’idéaux inatteignables et contradictoire est l’un des symptômes du patriarcat. Qu’elles choisissent de travailler ou non, de materner ou non, de séduire ou non, quoi qu’elles fassent, les femmes doivent se sentir inadéquates, jamais assez bien. La geekerie a répliqué ce charmant mécanisme en imposant l’idéal de la "Vraie Geek Girl" face à cette imposteuse de "Fake Geek Girl"…et en rendant cet idéal parfaitement inatteignable dans les faits, comme on l’a vu.

"

"ça suffit cette image de cette foutue stupide nana hipster dans un T-shirt Star Wars elle a sans doute même pas vu tous les films" "Quoi ? Celle-ci ? D’abord ce n’est même pas Star Wars c’est ‘Stop Wars’. Ensuite, j’espère sincèrement que tu plaisantes parce que c’est Nathalie Portman. Elle a joué dedans."

"J

"J’aime les ‘Girl Gamer’ [les 'vraies gameuses'] mais je hais les ‘Gamer Gurls’ [les 'fausses'], et je ne mettrai pas leurs chattes sur un piédestal"

"Pas sûr si Gameuse...ou juste Attention Whore"

"Pas sûr si Gameuse…ou juste Attention Whore"

"Chère

"Chère fille qui prend des photos dans des vêtements de salope en portant des lunettes puis écrit en dessous "geek lol", tu n’es pas une geek : tu es une pute qui a trouvé des lunettes."
[Image postée par Dirk Manning, un auteur de comics professionnel, sur son Facebook personnel]

"Ceci n'est pas une gameuse. C'est une salope avec une manette"."Ceci est une gameuse"

"Ceci n’est pas une gameuse. C’est une salope avec une manette."
"Ceci est une gameuse."

Comme on construit la figure de la Fake Geek Girl afin de légitimer un déchaînement de haine misogyne à son encontre. N’est pas omnisciente, invincible, irréprochable dans la pratique de son hobby ? Imposteuse. Trop jolie, sexy, séduisante ? Imposteuse.  N’est pas en tout point conforme aux critères arbitraires du moment ? Imposteuse. Et lesdits critères peuvent être édictés par le premier connard venu, automatiquement légitimé par sa bite.

Beaucoup de femmes tentent de mériter leur entrée dans le petit club fermé en jouant le jeu de la misogynie : "Je suis pas comme toutes ces salopes moi, je suis l’un de vous, les mecs !". Et tentent de donner le change de toutes leur forces, de se plier à toutes les exigences dans l’espoir d’être acceptées dans le cercle masculin…Je l’ai fait, aussi. Jusqu’à ce que je comprenne que ce n’était qu’un miroir aux alouettes. Leur "Vraie Geek Girl" n’est qu’une vague illusion, un idéal à géométrie variable dans le seul but de nous exclure. Quoi qu’on fasse, ce n’est jamais assez bien : notre chatte nous reste en travers de la gueule. Ne rentrez pas dans leur jeu. C’est un piège.

"Il n’y a pas de Fake Geek Girls. Il y a seulement des femmes à différents niveau d’engagements dans ce que la société considère généralement comme la ‘culture geek’".

Voilà, en gros, à quoi font face les femmes dans la geekosphère. Il faut bien comprendre que les aspects qui peuvent la rendre attractive pour le geek standard, cette atmosphère viriliste macho décomplexée "entre mecs", est précisément ce qui contribue à exclure tous ceux et celles qui ne rentrent pas dans ce moule étriqué. Autrement dit, une femme qui aime les comics/la japanimation/le jeu de rôle/la fantasy/le cosplay/les wargames/les jeux vidéo… les aime *malgré* le machisme rampant. Et pourtant on a encore et toujours des abrutis pour nous traiter de "fausses geekes".

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Il manque encore une ombre au tableau : ce que subissent les femmes qui osent refuser et dénoncer cet état de faits.

Anita Sarkeesian est une féministe américaine spécialisée dans l’étude des représentations genrées dans la pop-culture. Elle a créé l’excellente chaîne "Feminist Frequency", une série de courtes vidéos proposant des analyses sociologiques, féministes et critiques de divers médias et produits culturels, le tout d’une façon simple et accessible au grand public. (Ses vidéos disposent généralement de sous-titres en français).

En Mai dernier, Anita a annoncé sa prochaine réalisation : une série de vidéos étudiant les représentations des femmes dans les jeux vidéo. Elle a lancé un Kickstarter afin de réunir les fonds pour ce nouveau projet plus ambitieux que les précédents.

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Une idée intéressante et inoffensive, non ? Une certaine population de gamers ne fût pas de cet avis…Qu’une femme critique *leur* média sacré, qu’elle soulève des problèmes que tous connaissent mais prennent soin d’ignorer; la simple annonce d’un tel projet leur fut insupportable. Et ce fut l’hallali.

En quelques jours, une campagne massive et coordonnée de cyber-harcèlement fut organisée contre Anita. Ses vidéos furent inondées de commentaires haineux :

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"Je déteste les ovaires avec un cerveau assez gros pour poster des vidéos. Sans rire, elle a complètement oublié que tous les mecs dans les jeux vidéo sont stéréotypés aussi. Est-ce que tu nous vois en faire un drame ? Non chérie, ce sont des jeux vidéo." "Elle a besoin d’un bon coup de bite, mais bonne chance pour le trouver." "Pourquoi tu te maquilles, si tout est sexiste ? Pourquoi tu ne te rases pas la tête, arrête de te maquiller et arrête de porter tes énormes boucles d’oreilles de salope. Tu es une foutue salope hypocrite." "Elle est JUIVE" "J’espère que tu attraperas le cancer :) " "Allez vous faire foutre féministes vous avez déjà l’égalité. en fait vous l’avez meilleure que la plupart des mecs, sois heureuse de ce que tu as pétasse, et tu veux l’égalité, on parle aux mecs comme ça aussi, alors va te faire foutre pédé…je veux dire lesbienne"
[La capture d'écran est inéditée et montre une infime fraction de plusieurs milliers de commentaires du même acabit]

Des milliers d’insultes, de menaces en tout genre : un véritable éventail de haine misogyne, homophobe, antisémite, raciste, anti-féministe etc. Sa chaîne Youtube a étée reportée en masse comme "terrorisme anti-hommes" dans l’espoir de la faire bannir. Un contre-projet fut même organisé : "La misandrie dans les jeux vidéo" (depuis, ce projet a disparu dans la nature avec l’argent…).

La page Wikipédia d’Anita fut vandalisée de façon systématique par un gang coordonné se relayant sur plusieurs jours :

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"Bunitar Sarkereszian, d’ascendance juive, est une négresse dans la cuisine et une pute…" L’image est un dessin pornographique la représentant, légendé "Activités quotidiennes".

Ses photos furent éditées pour inclure insultes et messages obscènes avant d’être postées sur son mur Facebook, son Twitter, ou encore disséminées sur Internet :

À gauche, la photo originale

À gauche, les photos originales où Anita brandit des messages positifs : "Filmer The Last Airbender avec un casting entièrement blanc n’était pas une amélioration", "Je veux que les personnages féminins soient des êtres humains entiers et complets !". Les trolls ont édités les pancartes pour y rajouter les messages de leur choix : "Donne-moi de l’argent, porc sexiste", "Je veux que les femmes sucent ma bite", "Je lèche des chattes pour de l’argent", ou des images pornographiques.

"Je poste

"Je poste toutes mes vidéos quand j’ai mes règles" "N’a jamais été dans une cuisine" "Veut l’égalité des droits – N’est pas égale" "Tu énerves mon vagin" "J’aime tellement la bite – Je lève les mains en l’air" "Je ne suis pas hypocrite – Je suis une femme"

Elle a notamment reçu de nombreux dessins pornographiques la représentant violée par des personnages de jeux vidéo :

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Un jeu Flash permettant de la tabasser virtuellement fut mis en ligne : le joueur clique sur une photo de son visage pour la couvrir de blessures.

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Son site a été hacké et rendu inaccessible à de multiples reprises; plusieurs mois après, il fait encore l’objet d’attaques régulières. Les haters ont évidemment tenté de récupérer et disséminer ses informations personnelles telles que son adresse et son numéro de téléphone; heureusement, à ma connaissance ces tentatives sont restées sans succès.

Côté "positif", toutes ces horreurs n’ont pas manqué d’attirer l’attention. L’affaire a mis le sexisme geek sur le devant de la scène en Amérique où les médias geeks comme généralistes se sont emparés du sujet. Anita a reçu des messages de soutien du monde entier; son projet a été inondé de dons pour finir par récolter plus de 150 000  dollars, soit 25 fois le montant prévu à l’origine. Elle a également donné de nombreuses conférences et interviews pour évoquer le sexisme des espaces geeks et le harcèlement dont elle a été victime.

Dans cette intervention à TEDxWoman2012, elle explique comment les agresseurs coordonnent leurs attaques à la façon d’un jeu. 4chan et Reddit sont devenus leurs bases d’opération : sur ces forums anonymes et non-modérés célèbres pour recueillir la lie d’Internet, des milliers d’hommes adultes s’encouragent mutuellement à l’escalade de violence contre la grande méchante féministe qui ose parler de leurs jeux vidéo.

Sans surprise, cette intervention fut également la cible d’une masse de commentaires haineux, au point que TED a dû exceptionnellement fermer les commentaires. Peu importe : ses détracteurs se sont fait une joie de reposter la vidéo un peu partout pour pouvoir la haïr à loisir, comme ici.

De larges campagnes de désinformation et de diffamation furent également mises en place pour faire circuler la rumeur qu’Anita s’était enfuie avec l’argent et que les vidéos ne verraient jamais le jour. Un photomontage visant à faire croire qu’Anita avait dépensé l’argent en chaussures a abondamment circulé, relayé par des gamers trop heureux d’y croire.

La première vidéo de Tropes vs Women in Video Games vient de sortir, et toute la série s’annonce passionnante et instructive. Évidemment, la campagne de haine à son égard a repris de plus belle.

Le cas d’Anita Sarkeesian est particulièrement impressionnant, mais il n’est nullement isolé. En fait, le schéma est parfaitement prévisible : toute femme qui évoque le sujet du sexisme dans le milieu geek fait immanquablement face à une vague de haine misogyne.

Plusieurs féministes critiquent le jeu Fat Princess pour l’utilisation d’humour misogyne et grossophobe. Elles deviennent immédiatement la cible d’un océan de trolls.   On leur recommande de "retourner faire la lessive de leur mari"; on met en cause leur poids et leur intelligence. L’une d’elles se retrouve assaillie de photomanipulations qui lui sont envoyées encore et encore par des centaines de personnes.

Une photo de Jennifer Hepler, scénariste jeux vidéo chez Bioware, apparaît sur Reddit avec le surnom "Hamburger Hepler" et la légende "CANCER INFECTION VERRUE VERMINE MALADIE ÉGOUTS PESTE DÉCHET". Elle est accompagnée de la capture d’écran d’une interview donnée par Hepler 5 ans auparavant, où elle explique préférer l’histoire au combat dans les jeux vidéo. Le post lui attribue faussement d’autres propos : un extrait des forums Bioware ou un autre scénariste défend la possibilité de jouer un personnage gay dans Mass Effet 3 et raconte les efforts de l’équipe pour écrire une romance gay intéressante, ainsi qu’une citation de source inconnue expliquant "En écrivant Dragon Age 2, nous ne voulions pas créer une autre histoire de fantasy générique qu’on penserait écrite par un vieux mec blanc. (…) Nous voulions écrire le genre d’histoire qui réunit toutes les populations". Tout ceci est donc posté sur Reddit avec le commentaire "Voilà le cancer qui tue Bioware". Hepler est accusée de détruire les jeux vidéo en voulant en retirer tout le combat au profit d’histoires politiquement correctes; elle souhaiterait "forcer les joueurs à créer des personnages gays" par fétichisme personnel; crime encore plus grave, elle voudrait élargir le public des jeux vidéo au-delà des seuls hommes hétéros blancs. Le post a un succès énorme sur Reddit et la campagne de haine s’organise. Le compte Twitter de Jennifer est inondé d’insultes portant sur son sexe, son poids, son intelligence, sa sexualité...A d’innombrables reprises, on lui suggère de se suicider pour assainir l’industrie du jeu vidéo; la scénariste rapporte même avoir reçu des appels téléphoniques menaçants directement chez elle. Notez que dans ce cas, Jennifer n’a strictement *rien* fait pour mériter ce déchaînement, largement basé sur la diffamation : elle fut un bouc émissaire pour des centaines de gamers trop heureux de déverser leur haîne paranoïaque et misogyne.

La game designer Courtney Stanton a écrit une série d’articles sur la culture du viol dans les jeux vidéo. Elle a reçu des centaines d’insultes, là encore sur son sexe, son poids et sa sexualité, en plus de quoi on lui a souhaité le viol à de multiples reprises. Elle a analysé la violence reçue de manière très exhaustive et intéressante sur son blog :

"J'espère

"J’espère que tu te feras violer." "J’espère que tu te feras violer par [animaux divers]" "J’espère que tu te feras violer à nouveau." "J’espère que tu te feras violer puis assassiner." "J’espère que tu crèveras dans un incendie, attention whore" "J’espère que ta mère se fera violer" "J’espère que ta fille se fera violer"

La critique et journaliste Maddy Myers écrit un article sur le machisme terrifiant de la communauté des jeux de baston : mépris, exclusion, paternalisme, refus de jouer ou rage de perdre face à "une gonzesse"… Sans surprise, des centaines de commentaires et d’e-mails de mecs indignés. C’est elle qui invente le problème, c’est elle qui est sexiste, c’est elle qui stigmatise la communauté, c’est un problème mineur, "tu aurais dû…", accusations de misandrie, les joueurs se sentent "trahis"…Refrain connu. Elle évoque aussi d’innombrables e-mails de la part d’hommes trentenaires lui expliquant "Quand j’étais jeune, les femmes ne jouaient pas aux jeux vidéo et on était pas emmerdés". Ben tiens.

La journaliste Asher_Wolf écrit un article sur le sexisme qui l’a dégoûtée de la communauté hacker, au point qu’elle abandonne l’organisation des Cryptoparty. Les représailles ne se font pas attendre : le site est hacké à multiples reprises afin de rendre l’article inaccessible, ses informations personnelles (nom complet, adresse, téléphone…) sont répandues sur Internet…Ses comptes personnels sur divers sites sont également attaqués, ainsi que les différents projets auxquels elle est liée. Là encore, commentaires injurieux par la dizaine…

Sans compter tous les cas similaires dont je n’ai sans doute pas entendu parler.

Et bien entendu, je n’ai pas été épargnée à l’échelle française. Si vous vous en souvenez, j’avais prévu dans le texte que mon dernier article n’allait pas manquer d’attirer les insultes de geeks outrés. Ce que je n’avais pas prévu, c’était l’ampleur que l’affaire allait prendre…et l’ampleur de la violence qui s’ensuivit, proportionnelle.

Inondation d’insultes dans les commentaires de l’article, sur mon Twitter personnel, par e-mail, sur les forums geeks…J’ai compilé un petit best-of (au passage, un grand merci à celles et ceux qui m’ont aidé à screener tout ça).

Sans surprise, déferlante de misogynie, homophobie surgie de nulle part, renvois à mon apparence et à ma sexualité supposées, et bien sûr anti-féminisme primaire.

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Tanguy Varrasse (Shimaire) on Twitter

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Mar_Lard Walkyrie

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"Détraquée", "connasse", "grognasse", "folle", "pintade", "gonzesse", "lesbienne", "donzelle", "moche", "grosse", "harpie", "cinglée", "enragée", "chienne", "pétasse", "malade", "cagole", "dinde", "morue", "frustrée", "gouine", "mal-baisée", "hystérique", tout y est passé. Notez que quelques-uns de ces messages proviennent de professionnels du milieu, tout à fait à l’aise pour envoyer ces horreurs sous leurs vrais noms, depuis des comptes associés à leurs employeurs.

On m’a aussi souhaité le viol, la mort, la stérilisation forcée et autres violences diverses :

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Chakaboudinov (Chakaboudinov) on Twitter

twitArticle de Joystick sur Tomb Raider - Polémique • Forums Gamers.fr 2Geeknstuff

Certains ont fait usage de leurs talents d’artistes pour me tirer le portrait :

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"Accuse les gamers de discriminer les femmes – Discrimine les gamers"
Grosse, moche, mal-baisée et poilue – les poncifs anti-féministes ne font pas dans l’originalité

D’autres étaient suffisamment énervés pour m’envoyer des lettres d’amour de plusieurs pages, comme celle-ci (lecture absolument édifiante croyez-moi) ou celle-ci . Un type s’est mis à stalker mon Twitter pendant des semaines pour déverser sa bile sur TOUT ce que j’y écrivais, sur son blog; je suis devenue un de ses tags, dans la catégorie "Méprisables". Il a même changé l’en-tête de son blog de "Geekeries, femelles, and stuff" à "Making feminists puke since August 2012". Il a trouvé sa nemesis…

D’autres encore ont déterré quelques photos personnelles pour les répandre sur le net :

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"Hippie Kruger" est le meilleur surnom qu’on m’ait jamais donné cela dit = adopté

Et un type a même réussi je-ne-sais-comment à dénicher mon numéro de téléphone pour m’envoyer des SMS vaguement inquiétants.

Tout ça parce que j’ai évoqué le sexisme geek. C’est vraiment trop gentil d’en faire la démonstration, les gars.

Derrière ces spectaculaires et systématiques levées de boucliers se cache d’abord une bonne dose de misogynie, comme en témoigne la nature des attaques. Le fait que les hommes soient considérés plus légitimes que les femmes pour s’exprimer sur des questions de sexisme est également révélateur. En Septembre, peu après mon article, Usul de JeuxVideo.com m’a contactée pour que je l’aide à écrire une chronique humoristique et pédagogique sur la virilité dans le milieu jeu vidéo, ce qui m’a attiré une nouvelle vague de réactions intéressantes. De nombreux mecs qui ne m’avaient pas repéré au générique sont venus m’indiquer ladite chronique à peu près en ces termes : "Eh la folle, regarde, LUI il dit des choses intelligentes". D’autres ont bien identifié mon pseudonyme, mais ont sincérement pensé qu’il figurait là…en tant qu’attaque ironique envers moi. "Hahaha Usul, trop bon d’avoir cité l’autre hystéro !" Cela alors même que notre propos est identique et que plusieurs exemples dans la chronique sont tirés directement de mes articles. Étonnant, cette différence de réception…Qu’une femme raconte les discriminations dont elle est victime, et c’est perçu comme une attaque mensongère et insupportable; qu’un homme évoque les mêmes sujets et c’est reçu comme un brin amusant d’auto-dérision, "haha ouais c’est vrai qu’on est comme ça".

La violence impressionnante des attaques est aussi symptomatique d’une certaine panique à l’idée que l’on aborde en face un problème dont, au fond, ils ont vaguement conscience mais essaient soigneusement d’ignorer. Chaque femme qui évoque de près ou de loin le sexisme du milieu est perçue comme une menace envers l’homogénéité confortable du petit club masculin. D’où la nécessité de noyer le poisson par le déni, la diversion, la décrédibilisation…et de faire taire les pétasses trouble-fêtes par l’intimidation.

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Voilà donc où on en est, en tant que communauté. Harcèlement, sexisme, exclusion et silenciation massive de celles qui prennent la parole.

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Bien sûr, tous les geeks ne sont pas d’immondes machos; bien sûr, toute cette merde est le fait d’une minorité très active (enfin, j’espère. J’avoue qu’à force de tomber sur ce genre de choses absolument tous les jours, on finit par douter.) Mais – et c’est là tout le fond du problème – il s’agit d’une minorité complètement tolérée, voire encouragée par la communauté.

Revenons un instant sur l’affaire Cross Assault. Le coach Aris Bakthanians est évidemment le premier en faute; c’est lui qui s’est rendu coupable de harcèlement sexuel répugnant et incessant. Cependant, observons l’environnement dans lequel il a agi…Les autres membres de l’équipe témoins de la situation n’ont strictement rien fait, n’ont manifesté aucun inconfort. Pire, ils sont parfois devenus participants directs par leurs rires et leurs commentaires salaces. Il en va de même pour le tchat : les spectateurs se sont faits complices actifs du calvaire en encourageant explicitement Aris, en applaudissant ses initiatives et en réclamant toujours plus. Si Aris est à l’origine du problème, c’est la communauté masculine geek dans laquelle il évolue qui l’a laissé faire et même poussé à l’escalade, au détriment de sa victime qui s’est retrouvée exclue et dégoûtée. Un ami anglais a mis un mot très utile sur ce type de phénomène : "brosogyny" (de "bro", expression virile d’amitié, et "misogyny"). Dynamique de groupe masculin-hétéro homogène consistant à tisser des liens de connivence virile par la sexualisation objectifiante des femmes et la misogynie, notamment dans l’humour. Un phénomène qui a permis au harceleur de se déchaîner sur Miranda pendant presque une semaine en toute impunité et même avec la bénédiction d’une grande partie des autres hommes présents.

Un seul de ces témoins a émis une objection, au bout du 5ème jour : le responsable du site de streaming qui diffuse le tournoi, un homme qui est donc extérieur au groupe. Aux alentours de 1h45 dans cette vidéo, on l’entend exprimer quelques réserves vis-à-vis du langage, du sexisme et de l’ambiance peu accueillante de la communauté jeux de baston. La conversation qui s’ensuit est extraordinairement révélatrice.

"On a grandi, non ? Tu veux vraiment continuer à traîner avec une bande de mecs de 20 ans qui ne savent pas traiter les gens avec respect ?"
Indignation parmi les joueurs, soupirs exaspérés, "Rohlala…"

Puis Aris prend la parole.

- "Je ne suis pas vraiment concerné, mais…si tu n’aimes pas les oignons, tu choisis un sandwich sans oignons, mec ! C’est la communauté jeux de baston, ici !"

- "Je peux pas avoir mon Street Fighter sans harcèlement sexuel ?"

- "Non, tu peux pas. Tu peux pas parce que ça va ensemble. C’est une communauté qui a 15 ou 20 ans, et le harcèlement sexuel fait partie d’une culture, et si tu enlèves ça de la communauté jeux de baston, ce n’est plus la communauté jeux de baston. (…) On dirait que tu essaies de transformer la communauté en quelque chose qu’elle n’est pas et qu’elle ne sera jamais. Ca n’est pas correct; c’est immoral. Je sais ce que tu penses, tu te dis ‘Qu’est-ce que tu en sais, de la morale ? Tu dis des trucs racistes et sexistes.’ Mais ce sont des blagues, et si tu faisais vraiment partie de la communauté, tu le saurais. Tu saurais que ce sont des blagues."

- "Alors, faire en sorte de dégoûter toutes nos spectatrices…c’est moral ?"

- (…) "Tu essaies de me mettre en tort alors que je ne suis pas en tort. Je sais ce que tu veux : tu veux transformer les jeux de baston en quelque chose d’énorme, quelque chose que tout le monde puisse apprécier, quelque chose de familial…Mais tu peux pas faire ça ! Tu peux pas faire ça !"

- "Parce que tu ne permets pas que d’autres personnes se sentent accueillies."

- "C’est pas le problème ! C’est la beauté de la communauté, et tu devrais le savoir; elle est fondée sur l’inhospitalité. C’est la beauté du truc, c’est l’essence du truc."

Miranda essaie de prendre la parole : "Ca fait du mal à la communauté…" Les autres joueurs la font taire.

La discussion dérive sur Starcraft et d’autres communautés de jeux vidéo; Aris et son équipe soulignent que le harcèlement sexuel y fait tout autant partie des "traditions", que ce n’est pas une spécificité des jeux de baston mais une partie de la culture gamer en général.

Cependant le critique ne se laisse pas démonter : "Quand je vais aux régionales de Soul Calibur et que je vois [personnage féminin] se faire démonter sur la scène principale, et qu’il y a un type dans le public qui gueule "Salope ! Salope !" chaque fois qu’elle prend un coup, et "Ouais ! Viole cette salope !" quand elle est tuée, c’est acceptable ? Vraiment ? Vraiment ? Tu vas me dire que c’est acceptable ?"

Les joueurs éclatent de rire. Aris : "Enfin, mec. Qu’est-ce qu’il y a d’inacceptable là-dedans ? Il n’y a rien d’inacceptable là-dedans. C’est les gens, on est en Amérique, mec, c’est pas la Corée du Nord. On dit ce qu’on veut. Les gens se laissent emporter. (…) C’est comme si tu débarquais dans la maison où j’ai vécu toute ma vie et que tu disais ‘Cette maison est dégueulasse’. Tu veux pas vivre ici ? Va chez le voisin ! Enfin, mec, on a l’habitude, on fait ça depuis 15, 20 ans : comment peux-tu nous demander de changer ça ?"

Et de conclure : "Tu dis que les gens sont choqués par le harcèlement sexuel et tout. Eh bien moi, je suis tout aussi choqué par des gens comme toi qui essaient de changer quelque chose qu’on aime. Profondément."

Un harceleur dégueulasse qui se sent totalement validé par sa communauté. Pire : qui défend le harcèlement sexuel, la misogynie, l’inhospitalité comme impératifs moraux, pour préserver une sorte de culture sacrée du machisme qui serait partie intégrante de ladite communauté. Qui conçoit les espaces geeks comme des bastions de saine virilité où sexisme, racisme, homophobie peuvent s’exprimer de façon totalement décomplexée, loin de tout ce foutu "politiquement correct". Quelqu’un émet une objection ? "Tu n’es pas des nôtres, tu peux pas comprendre. Et si ça ne te plaît pas, va voir ailleurs."

Hé, amis geeks masculins. Ça ne vous dérange pas que ce soient des mecs comme ça qui vous représentent ? Ça ne vous dérange pas qu’ils se sentent parfaitement à l’aise pour décrire vos communautés ainsi ? Ça ne vous dérange pas que les connards se sentent chez eux tandis que leurs victimes sont dégoûtées et exclues ?

Apparemment non, et c’est le plus flippant dans l’histoire. Quand l’affaire Cross Assault a éclaté au grand jour, les gamers ont massivement soutenu Aris. C’est Miranda qui fut mise en cause : "Pourquoi elle s’est laissée faire ? Pourquoi elle ne s’est pas plainte plus que ça ? Elle riait, elle appréciait toute cette attention." Sur les forums, on trouve des commentaires comme celui-ci, de la part d’un membre éminent :

"Pour Aris et beaucoup d’autres gens (principalement des mecs, mais ça peut inclure des femmes, aussi), la communauté jeux de baston est une chance d’être relax, d’être soi-même, loin d’une société folle, politiquement correcte.
Pour certains mecs, être soi-même veut dire faire des commentaires un peu libidineux ou des blagues racistes. Maintenant, une bande d’idiots font l’amalgame exagéré entre ça et être vraiment raciste ou sexiste. C’est vraiment foutument stupide, parce que ce n’est pas du tout la même chose.
Il y a une différence entre dire à une joueuse de sucer ta bite et/ou la toucher, et juste la commenter à propos de ses foutues cuisses. Si cette dernière option est aussi inacceptable pour vous, trouvez-vous une autre communauté."

Dans le même genre :

"C’est une partie de qui nous sommes et c’est ce qui rend notre communauté meilleure – les petites fiottes ultrasensibles ne sont pas les bienvenues (…) Les gens en font une montagne alors qu’il n’y a pas de problème, il n’y en a jamais eu, et à moins qu’une bande de fiottes pleurnichardes en créent un il n’y en aura pas. Quoi qu’il en soit, nous sommes qui nous sommes, et quiconque prétend que ce genre de chose est inacceptable ne sait foutrement pas de quoi il parle."

Ou encore :

"Je parierai de l’argent que Miranda n’aurait pas été aussi offensée si Aris était plus beau, c’est ça qui est triste."

Etc, etc; l’essentiel des réactions sont du même acabit. Discussions de mecs qui se rassurent, se justifient, s’auto-congratulent entre eux de l’inhospitalité de leurs communautés. Plus loin, l’un des rares membres féminins du forum tente d’intervenir pour donner un avis contraire, ce qui donne lieu à un autre échange très révélateur de l’esprit en vogue :

- "Aris tente de justifier son sexisme en disant ‘Nous avons toujours été sexistes alors nous ne devrions pas changer !’ J’aimerais bien le voir être une femme un moment, qu’il voie ce que c’est de subir sa merde. Miranda a même tenté de dire qu’elle trouvait que la communauté était trop sexiste. Elle est la personne la mieux placée pour en parler dans cette discussion et ils l’ont fait taire, ont parlé à sa place et lui ont dit de subir sans rien dire. Classe…"

- "Nous étions là les premiers. Arrête de vouloir changer notre communauté; dégage si elle n’est pas assez "gauchiste" pour toi"

- " ‘Nous les racistes, homophobes, machos étions là d’abord ! Yeehaw ! Tu ne peux pas nous changer, tant pis pour les sentiments de tous ceux qui ne sont pas des hommes hétéros blancs !’ Très classe."

- "En fait, oui, on s’en fout de tes sentiments très franchement. Parce que tu as tort. Les cultures ne changent pas juste parce qu’elles ne te plaisent pas."

À chaque discussion de ce genre dans les communautés geeks, on retrouve la même levée de boucliers. Des types qui cherchent à tout prix à noyer le poisson ("Pourquoi on parle de ça ? On s’en fout"), à nier le problème ("Meuh non les geeks n’ont pas de problème de sexisme, là c’est juste un incident isolé")…et surtout une masse de mecs prêts à défendre les connards avec ferveur, au nom d’une prétendue "liberté d’expression" et d’un refus du "politiquement correct". La "liberté d’expression" signifiant ici la liberté d’être sexiste, homophobe, raciste…sans devoir affronter aucune conséquence ou opposition, apparemment. Celles et ceux qui osent s’insurger sont accusés "d’intolérance" (!), copieusement moqués ("U MAD ?"/"Oooh, Butthurt!"), réduits au silence et exclus. Une culture de la "liberté d’expression" qui se résume en réalité à une culture systématique de la discrimination, du cynisme, de la méchanceté.

Voici un autre exemple tout récent qui illustre à merveille ce phénomène. Une de mes proches amies a subi une agression sexuelle alors qu’elle partait en vacances. Pour s’en libérer, elle en parle sur Twitter en ces termes (lire de bas en haut) :

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Elle en parle également sur son blog dans ce texte absolument essentiel sur la peur du viol.

Mais l’affaire n’était apparemment pas assez glauque pour ce charmant gentleman qui s’est empressé de réagir avec bon goût :

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Par la suite, non content de donner des leçons sur la façon "adéquate" de réagir à une agression sexuelle, il la minimise, met en doute la parole de la victime, moque sa peur, se trouve des alliés pour l’insulter un peu plus, déplore le "manque de recul" des femmes en colère face à son approche "rationnelle", fustige les "pseudo-féministes" et bien entendu les accuse de misandrie pour se dire victime de "sexisme anti-hommes". Bref, un imbécile masculiniste comme il y en a tant…sauf que.

Romain Devouassoux est un ancien candidat du Parti Pirate aux législatives de 2012 – choisi comme représentant politique du parti, donc, pour une circonscription de 106 000 personnes. Il écrit ces horreurs depuis son "compte officiel" aux couleurs du PP :

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Tourner les agressions sexuelles en dérision, humilier et moquer les victimes, que voilà un noble discours politique.

On retrouve le connard haut placé et tout à fait à l’aise pour tenir ce type de discours public au nom de sa communauté. Le Parti Pirate, parti des geeks par excellence : défense des libertés numériques, de l’open-source, du partage de données…Un parti qui se veut nouveau, jeune, libre, progressiste, à mille lieux de la sclérose politique. Nul doute que de tels propos tenus en leur nom leur seront insupportables, que la condamnation sera unanime ?

Pas vraiment.

Deux comptes du Parti Pirate, PP Alsace et PP Breton, réagissent de façon adéquate en blâment fermement les propos tenus…et sont immédiatement désavoués par des membres et même le compte national du Parti pour avoir exprimé des "opinions personnelles" avec leurs comptes officiels (!)

Après quoi le compte national du PP s’en prend à…la victime, @_LaMarquise, qui a eu l’audace de considérer qu’un représentant de parti représentait son parti :

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Un ancien candidat qui s’exprime depuis un "compte officiel" = "un membre isolé qui n’a rien à voir avec le Parti", ouiouioui…

Prise à parti de la victime et des indignés donc, mais pas de condamnation des propos de Devouassoux. Au contraire, voilà que des voix s’élèvent pour le défendre au nom de la "liberté d’expression", évidemment : "Notre parti est libre ! Nous ne censurons pas l’expression des membres !" Quand je vous dis que pour ces mecs là, la "liberté d’expression" signifie la liberté pour les haineux de vomir leur merde sans devoir affronter la moindre opposition, la moindre conséquence. Et de protéger les ordures en silenciant ceux qui les dénoncent. Liberté d’expression unilatérale. Intéressant pour le parti auto-proclamé défenseur de la liberté d’expression de manifester une telle ignorance du concept : le droit de s’exprimer implique la responsabilité de ses dires et ne protège pas de toute contradiction.

Mais voilà, quand un candidat officiel tourne les agressions sexuelles en dérision en portant les couleurs Pirates, il est légitime et c’est aux indignés de se taire. Il eut sans doute plutôt fallu que Devouassoux dise un truc du style "Hadopi protège les artistes" ou "le piratage tue la création" pour susciter une réaction…

Face à l’outrage, le PP décide finalement d’auditionner Devouassoux en interne, et c’est là que le foutage de gueule se révèle pleinement. Le compte-rendu complet est disponible ici et il est à se taper la tête contre les murs.

Seul Devouassoux est convié à exprimer son point de vue; entretemps, il a effacé ses tweets les plus problématiques et s’est bâti une défense complète à partir de bouts de conversations trafiquées et reconstruites à son gré, afin de prouver qu’il fut la pauvre victime d’une horde de harpies misandres. La discussion est menée entre mecs, comme il se doit…Plus préoccupés par la mauvaise presse que ces vilaines féministes indignées font au PP que par le fond du problème, ils invoquent "l’état émotionnel" de @_LaMarquise et la nature du réseau Twitter pour expliquer l’incident, fustigent la "violence" des réactions aux propos de Devouassoux, estiment qu’il fut victime d’un "procès d’intention" pour "un cas mineur de trolling"…Et tombe la motion :

La Coordination Nationale demande à Romain de reconnaître publiquement l’erreur de jugement sur l’état psychologique de la personne sous pseudo (La Marquise) qui lui est reprochée.
L’erreur de jugement sur l’état psychologique de la personne. Parce que les propos de Devouassoux ne sont pas condamnables en soi, non non : c’est @_LaMarquise et son émotivité de femelle son état psychologique après son agression qui sont à la source de l’incident. Parce qu’évidemment, dans n’importe quel autre contexte elle aurait reconnu la valeur des remarques de Devouassoux, mais là son état irrationnel ne lui permettait pas d’apprécier l’humour et la finesse de la réflexion. Évidemment. Le seul tort de Devouassoux en fait, c’est que du haut de sa rationalité et de sa sagesse supérieure de mec il n’ait pas su ménager la pauvre créature déboussolée en proie à ses émotions. Ses propos ne sont aucunement problématiques, le pauvre fut simplement victime d’une meute de féministes assoiffées de sang masculin (sur la mailing-list interne du PP, on parle de "menaces hystériques"…)
À l’énoncé de la motion, Devouassoux s’inquiète : « On est bien d’accord que ce ne sont pas des excuses ? Uniquement une constatation du fait que mon message a été mal pris ? » Les autres acquiescent. Rideau. Pas de problème, même pas une tape sur la main, juste une déclaration de principe pour apaiser les femelles hystériques.
Pourritures.
Voilà comment, au lieu de saisir l’occasion de se positionner clairement sur les violences sexuelles, le Parti Pirate a préféré démontrer qu’il accueillait les masculinistes à bras ouverts, au point de les défendre contre toute remise en question. Ce qui aurait pu être une opportunité d’engager les femmes pour un parti écrasamment masculin s’est transformé en orgie de privilège masculin, le fait de jeunes hommes confortables dans leur ignorance des questions de genre. Et évidemment, au lieu de remettre en question leur gestion de l’affaire, ils préfèrent en imputer le tort aux méchantes féministes qui ont soulevé le problème. C’est ainsi qu’ils ont réussi à s’aliéner un peu plus le public féminin et à dégoûter leurs membres sensibles à la question :
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Ces derniers tweets sont le fait d’un membre particulièrement actif et convaincu du Parti Pirate pour qui cette affaire fut une véritable désillusion. Sur son blog, il relate les faits vus de l’intérieur et conclut ainsi :

"Je n’ai plus la force.

La résistance rencontrée au sein du Parti Pirate face aux tentatives de le sensibiliser au féminisme, ainsi que la défense systématique de propos misogynes et cautionnant le viol auront eu raison de moi.

Je me suis battu pendant un an contre les « démotiveurs », j’ai demandé à chaque personne qui démissionnait par épuisement de reconsidérer sa décision afin de ne pas laisser les opposants seuls aux commandes et voila que moi aussi j’ai perdu espoir.

Je me sens trop petit, les problèmes de sexisme sont ancrés trop profondément, des remarques sont venues en trop grand nombre, les plus douloureuses étant celles de personnes que j’estime. Je me sens pas la force, même accompagné, d’arriver à faire bouger ne serait-ce qu’un peu les choses de ce point de vue.

Je ne peux pas rester impliqué dans une communauté qui foule aux pieds l’égalité des personnes. Alors je m’en vais, j’abandonne.

Et je me sens coupable d’abandonner, de dire que c’est peine perdue. Parce que si c’est pas moi, si c’est pas d’autres adhérents féministes qui mettent cette conviction de côté pour militer sur d’autres sujets ou qui n’osent pas trop en parler parce qu’ils ne se sentent pas non plus les épaules pour le faire ? Si c’est pas nous, qui c’est alors qui va empêcher les idées Pirates d’être associées à la domination masculine ?

Je lâche l’affaire, mais j’espère que d’autre adhérents aux reins solides persévèreront et arriveront eux, à laver l’image de Parti Patriarcal que le PP s’est construit. S’ils ont besoin d’aide, je serais là, mais en tant que soutien extérieur."

Evidemment, il est considéré comme un traître au sein du parti pour nuire ainsi à son image. Encore et toujours, l’opprobre tombe sur ceux qui ont l’audace de soulever le problème…

Sur le forum du Parti Pirate, une féministe a retroussé ses manches pour faire de la pédagogie…et se heurter immédiatement à un mur de déni, d’ignorance et de clichés en tous genres. Elle aussi a jeté l’éponge, découragée. Elle en parle ici.

Ainsi se fait l’épuration : on dégoûte soigneusement les membres sensibilisés au sexisme jusqu’à se retrouver avec un petit groupe de mecs bien homogènes et confortés dans leur ignorance, persuadés d’être inclusifs et irréprochables. L’entre-couille renforcé. Magie ! "Mais engagez-vous si vous voulez qu’on parle de ces sujets au PP, nous sommes ouverts !"  Bah voyons : c’est pas leur faute si ils sont sexistes les pauvres agneaux, personne ne veut les éduquer, les femmes ne viennent pas et les membres féministes baissent les bras, excédés. On se demande bien pourquoi. (Leur excuse officielle : il n’y a pas de femmes en politique).

Sur cette affaire, voir aussi cet article et ce thread du forum PP qui regroupe les avis ô combien édifiants des membres.

Encore un exemple tout frais de cette silenciation massive : la présentation de la PS4 par Sony. Pur défilé d’hommes blancs : pas une femme sur scène, pas même un développeur japonais…Une compagnie internationale qui ne cherche même pas à donner l’illusion de la diversité, démontrant à quel point le problème est à mille lieux de leurs préoccupations. L’homogénéité était si ostensible que certains commentateurs ne purent s’empêcher de la relever…pour se heurter immédiatement à un mur de réactions défensives :

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"Félicitations, pas une seule femme sur scène ! #playstation2013" – "OUAIS TRANSFORMONS TOUT EN DISCUSSION SUR LE SEXISME ! IL Y AVAIT FORCÉMENT DE LA MÉCHANCETÉ DANS LEURS CHOIX MASCULINS ! grandis" "Qu’est ce qu’on en a à foutre ? Sérieusement." "C’est du sexisme inversé, mec." "Ouais, ces vilains directeurs qui osent être mâles. Quels connards." "Y’a t’il une seule femme qui soit directrice ou du niveau de n’importe lequel des développeurs majeurs présentés à cette conférence ?" "Pourrais-tu fermer ta gueule et jouer aux jeux vidéo ? Bordel."

Partout où l’absence de femmes est remarquée, les commentaires sont du même acabit. La simple évocation du problème suffit à mettre le petit club masculin en ébullition et attire donc un déni frénétique, massif et violent. Vite, faire taire ceux qui ont l’audace d’interroger le statu quo; tous complices dans le silence, garant d’un entre-soi confortable.

4chan, Reddit, 9gag et affiliés…Parfaitement symptomatiques du phénomène; des communautés qui aiment à se représenter comme libérées, diverses, audacieuses…en réalité très convenues et prévisibles, fréquentées par une population largement homogène de jeunes hommes blancs cis-hétéros de classe moyenne, aux opinions unilatérales et unanimes. Au point que des contre-sites se sont formés, spécifiquement dédiés à dénoncer la culture puante qui règne dans ces communautés : Shit Reddit Says, Reddit_Txt, STFU9gag

Les sites où les commentaires fonctionnent par votes fournissent d’excellentes illustrations : un coup d’oeil aux top-commentaires dans divers discussions donne une bonne idée de l’état d’esprit en vogue. Exemples sur Reddit :

[À propos du viol collectif d'une enfant de 14 ans] "Alors, o

[À propos du viol collectif d'une enfant de 14 ans] "Alors, où est le lien pour la vidéo ?" 250 points positifs

"Confession - Mon amour des nichons passe après ma haine pour les femmes qui cherchent l'attention à tout prix"

"Confession – Mon amour des nichons passe après mon dégoût pour les femmes qui cherchent l’attention à tout prix" 995 points positifs

reddit5

"Les Noirs sont vraiment plus bruyants et malpolis que la plupart des autres personnes généralement." 90 points positifs

[Sur pourquoi une femme ne peut pas atteindre l'orgasme] "Elle est peut-être inconsciente"

[Sur pourquoi une femme ne peut pas atteindre l'orgasme] "Elle peut être évanouie" 1860 points positifs.

"Ces filles

"Ces filles sont la raison pour laquelle de nombreuses femmes sont vues comme des objets sexuels. Et bon sang, comme je coucherais bien avec ces 3 objets." 61 points positifs. 

Idem dans les recoins les plus geeks de Youtube. Ici, les top-commentaires d’une série de vidéos techniques sur Linux, présentées par une femme :

"Supers nichons"

"Supers nichons" "Je viens de me mettre à Linux, merci pour tes nichons :D "

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[Commande d'installation sous Linux Debian] "apt-get install beauté"

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"Tes yeux sont beaux" [se moque de la prononciation de la présentatrice] "Je m’en fiche que tu sois chaudasse c’est "sudo" pas "sue do" !!!!!! "

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"Nichons." "TÉTONS!!!!!!"

Dans le même temps, les messages qui vont à l’encontre du machisme généralisé sont censurés, ridiculisés…

"Je poste dans des espaces réservés aux femmes parce que...

"Je poste dans des espaces réservés aux femmes parce que…on ne me demandera pas "montre tes seins ou dégage"" [75 points négatifs] "‘Pour te sentir en sécurité ?’ Tu te fous de moi ? … Tu tiens le genre masculin entier pour responsable d’une minorité d’ados excités" [46 points positifs]

"[Pédé] est une

"[Pédé] est une insulte dégoutante. Tu devrais avoir honte." [38 points négatifs] "Bienvenue sur Internet…pédé. C’est une blague, au cas où tu ne comprendrais pas. 80% de l’Internet utilise pédé comme insulte, je ne pense pas quiconque le pense vraiment." [28 points positifs]

 Ici, mon collègue s’exprime sur l’une de ses chaînes jeux vidéo préférée, lassé de l’humour de plus en plus en misogyne employé :

"

"Je vous souhaite le meilleur. Malheureusement je trouve le sexisme intolérable et cela m’empêche d’apprécier vos vidéos qui à part cela sont très bien produites et solides. Bonne continuation." Réactions : "C’est un peu extrême…quelqu’un n’a pas d’humour" "Bon sang mec, c’était des blagues !" etc.

Comme vous le voyez son commentaire a été "signalé en tant que spam" – c’est à dire qu’un grand nombre d’utilisateurs ont marqué ce message comme indésirable. Puis l’inévitable marée de commentaires le tournant en dérision.

Tout récemment, un super-papa a hacké le vieux jeu Donkey Kong pour sa petite fille de 3 ans, qui voulait que ce soit Pauline qui sauve Jumpman pour une fois. Quelques mois auparavant, un autre super-papa réécrivait tous les dialogues de Zelda : The Wind Waker pour transformer Link en femme et ainsi permettre à sa fille d’incarner une héroïne. Initiatives formidables dans un média où elles sont si rares, non ? Et même si vous ne trouvez pas ça génial, quoi de plus inoffensif que ces deux pères qui bricolent un peu un jeu pour faire plaisir à leurs filles ? Mais évidemment les gamers ne l’entendirent pas de cette oreille. Dans les deux cas, torrents de messages hurlant au sacrilège – changer le sexe du héros porterait apparemment un coup irréversible à l’intégrité des œuvres (c’est marrant, je vois pas autant de protestations quand il s’agit de hacks pour mettre Lara Croft à poil…). Sur la vidéo Donkey Kong, un message souhaite la mort de la petite fille : "ça rendrait service au monde, une féministe de moins". Pensez-y une minute. Une petite fille de 3 ans souhaite incarner une héroïne qui lui ressemble, des hommes adultes trouvent cela insupportable, certains lui souhaitent la mort. Venez encore me dire qu’on a pas de problème de misogynie.

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Communautarisme machiste et esprit de corps pour ignorer, rejeter, ridiculiser la critique au lieu d’adresser le problème. Pourquoi un tel décalage entre la réalité et l’image que ces communautés ont d’elles-mêmes – libérées, égalitaires, ouvertes à tous les exclus ?

Dans une discussion intitulée "Pourquoi est-ce que Reddit est si anti-femmes ?", des membres de Shit Reddit Says soulèvent quelques bonnes raisons qui peuvent à mon avis s’appliquer à la culture geek dans son ensemble :

"

"En de nombreux aspects le ‘Redditeur typique’ fait partie des plus privilégiés de la planète et s’arrête rarement pour considérer ce que ça veut dire et comment il pourrait sortir de sa propre tête." "Je ne pourrais pas approuver plus. Autant que j’apprécie Reddit, on dirait un culte de mecs athéistes-geeks qui préfèrent rire à des memes [blagues] unilatéraux qu’engager des conversations significatives. Reddit essaie d’avoir l’esprit ouvert quand il s’agit de la Foire Aux Questions d’un professionnel du divertissement, mais ils échouent misérablement à rendre cet endroit moins sexiste. Nous avons tout à gagner d’un changement d’attitude."

"La culture geek.

"La culture geek. Vraiment, c’est la culture geek. Sentiment que tout leur est dû ? Check. Glorification de l’immaturité ? Check. Complexe de martyr ? Check. Manque de contacts avec des femmes ? Check. Assurance de leur propre intellect tout-puissant ? Check. Mélangez et ça fait du ragoût de misogynie."

"Je suis d'accord

"Je crois que [message du dessus] a raison à propos de la culture geek, mais il y a un aspect important qu’elle a oublié : manque d’éducation à propos de la société. Les mecs sur Reddit viennent typiquement de domaines scientifiques – beaucoup d’ingénieurs, beaucoup de programmeurs. Je crois vraiment que le manque complet de compréhension basique de la justice sociale sur Reddit, le manque de compréhension de la façon dont des oppressions passées continuent à exercer leur force sur le présent, reflète un échec plus large dans l’éducation aux humanités. (…) Leurs cursus scientifiques ne nécessitent pas beaucoup de bases en humanités ou en sciences sociales, alors ils grandissent complètement non-équipés d’outils pour penser la société de façon critique, et complètement inconscients de la façon dont les structures sociales influencent la vie de tout le monde – et ça leur est particulièrement invisible en tant qu’hommes majoritairement blancs, de classe moyenne, hétérosexuels, à qui l’ont dit que leur expérience et leur identité représente la norme. Beaucoup de Redditeurs pensent que si tu ne peux pas en écrire une équation, c’est de la merde sans valeur. Donc malgré leur peu de connaissances sur la question, ils ont confiance en leur propre jugement "éduqué", et ignorent la sociologie, la littérature, l’anthropologie etc en tant que "simples opinions" et rejettent tout ce qui ne correspond pas à ce qu’il leur est immédiatement intuitif – ce qu’ils ne feraient jamais pour des sciences dures."

Régulièrement j’ai des gentils geeks blancs-hétéros-classe-moyenne qui viennent me parler de "l’oppression des geeks" – parce qu’on se serait moqué d’eux au lycée et que la fille dont ils étaient amoureux n’a pas voulu sortir avec eux. Ils parlent souvent de "nerdface" à propos de la série The Big Bang Theory, comme parallèle au "blackface" – les caricatures racistes du 19ème siècle. Un pote intelligent par ailleurs a insisté pour tirer des parallèles entre l’oppression des noirs, l’oppression des homosexuels…et l’oppression des geeks. Ils se sont mis à plusieurs pour parler d’"oppression institutionnalisée" à propos du fait que l’Etat utilise des formats Flash non-libres sur les sites publics. Voilà de quoi il s’agit quand on parle de complexe de martyr et de déconnexion des réalités : de jeunes hommes blancs cis-hétéros de classe aisée parfaitement ignorants de toute sociologie, aveuglés par leurs privilèges au point de se percevoir sincèrement comme opprimés par la société quand ils en forment la classe dominante.

Un terrain fertile pour les pires idées masculinistes qui circulent allègrement et sans contradiction dans ces espaces homogènes. Voici par exemple en quels termes 4chan "débat" du viol :

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"Le seul but de la chevalerie était de prévenir violence et viols envers les Femmes. Aux temps médiévaux, le fils ainé héritait tout, l’argent et la terre, les fils plus jeunes n’avaient rien et n’avaient donc aucune chance d’obtenir une femme. Les chefs médiévaux des débuts savaient bien que si de jeunes mâles hétérosexuels n’avaient pas accès à des femelles, violences et viols se produiraient et la société médiévale s’effondrerait. Alors, avec génie, ils créèrent la chevalerie, quelque chose à faire pour les jeunes hommes au lieu de violer. Mais dans les temps modernes, merci le féminisme, toutes les femelles baisent une sélection réduite de mâles alpha. Pour couronner le tout, elles prétendent aussi que tout acte de chevalerie est un viol. Ceci a mené à un nombre croissant de mâles hétérosexuels sans femelle (ceux qui deviennent homosexuels sont négligeables). Alors pourquoi ne devrais-je pas violer ? Et combien d’années pensez-vous que ça prendra à la société occidentale pour s’écrouler, à cause de jeunes mâles hétérosexuels agressifs et frustrés sexuellement ?" "Le viol est une fonction naturelle, les humains n’ont pas de libre arbitre. Le besoin de procréer est plus fort que le respect ou l’empathie pour les femmes. La société enseigne aux jeunes femmes à coucher avec 20% des mecs au lieu de chercher d’autres traits que le leadership et la force physique. 80% des hommes doivent violer parce qu’il n’y a pas d’autre moyen."

…Tu la sens mon ignorance complète de toute histoire, sociologie, science humaine ? Tu la sens, la deshumanisation pseudo-savante ? Ma misogynie, mon anti-féminisme, l’apologie du viol au service d’un pathétique apitoiement sur moi-même, parce que je me sens terriblement lésé que les femelles ne se bousculent pas à mes pieds et que comme ça ne peut pas être ma faute c’est forcément celle de la société ? Le mythe habituel que les hommes sont des clébards en rut violents et dirigées par leurs bites, que je perpétue soigneusement parce que ça me fournit une excuse confortable pour me comporter comme un porc ? (Mais à part ça, c’est les féministes qui sont misandres, évidemment).

Et pourtant ils sont sûrs d’eux, ils en sont si persuadés, de la toute-puissance de leur intellect.  Voilà ce que ça donne sur un forum hacker, mêlé à la misogynie la plus crasse : "Quand tu recrutes pour un job qui requiert le top 1% de l’intelligence, c’est normal que tu te retrouves avec plus d’hommes que de femmes."

La glorification de l’immaturité ne poserait pas tellement problème en soi si elle ne transformait pas des hommes trentenaires en perpétuels ados couillus et paillards, obsédés par les nichons mais terrifiés à l’idée qu’une femme infiltre leur petit boy’s club. Le genre de T-shirts humoristiques qu’on peut croiser en convention Linux…

Quant au sentiment que tout leur est dû…Je vais laisser cet extraordinaire message posté sur les forums Bioware parler de lui-même :

"Pour résumer, dans le cas de Dragon Age 2, BioWare a négligé sa démographie principale : le Gamer Mâle Hétéro.
Je ne pense pas que beaucoup me contrediraient sur le fait que l’écrasante majorité des joueurs de RPG sont effectivement hétéro et mâles. Bien sûr, il y a un nombre substantiel de femmes qui jouent aux jeux vidéo, mais généralement elles jouent à des jeux comme les Sims, plutôt qu’à des jeux comme Dragon Age. Je ne suis pas en train de dire qu’il n’y a pas un nombre significatif de femmes qui jouent à Dragon Age et que Bioware devrait laisser tomber complètement l’option de jouer un personnage féminin, mais il aurait dû y avoir beaucoup plus d’attention portée sur notre bonheur à nous, gamers masculins.
(…)
C’est ridicule que je doive même employer un terme comme "Gamer Mâle Hétéro" quand dans le passé j’aurais seulement eu à dire fans, mais c’est comme si lorsque les designers décidaient de comment allouer leurs ressources limitées, au lieu de penser "Nous avons des fans qui ont trouvé que Morrigan était géniale et d’autres qui ont trouvé que c’était une pétasse, et nous avons des fans qui ont aimé le combat et des fans qui ont détesté le combat mais aimé l’histoire. Comment contenter tous ces groupes ?" Au lieu de dire ça on dirait qu’ils ont pensé "Nous avons des hommes hétéros, des femmes hétéros, des gays et des lesbiennes. Comment contenter tous ces groupes ?"
Dans tous les jeux Bioware précédents, j’ai toujours senti que presque tous les compagnons du jeu étaient créés pour plaire au gamer masculin.Dans Dragon Age 2, il m’a semblé que la plupart des compagnons étaient conçus pour plaire en priorité à d’autres groupes, Anders et Fenris pour les gays et Aveline pour les femmes étant donné le manque de femmes fortes dans les jeux, et que le gamer mâle hétéro était une considération secondaire. C’est très dérangeant quand vos compagnons masculins n’arrêtent pas de flirter avec vous. Le fait qu’une option "Pas d’Homosexualité", qui aurait pu être implémentée facilement, fut omise prouve mes dires. Je sais qu’il y a certains gamers mâles hétéros que ça ne dérange pas et je le respecte. Quand je dis que Bioware a négligé le gamer mâle hétéro, je ne dis pas qu’ils ont ignoré les joueurs masculins. Les options romantiques, Isabella et Merrill, furent clairement créées pour le gamer mâle hétéro. Malheureusement, ces choix sont "exotiques". Ils plaisent à une sous-catégorie de gamers masculins et même si c’est vrai qu’on ne peut pas créer une option romantique qui plaise à tout le monde, avec Isabella et Merrill on dirait qu’ils n’ont même pas essayé de faire quelque chose qui plaise à la plupart des hommes. Alors qu’ils auraient pu. Ils avaient les ressources pour ajouter une autre option romantique, mais à la place ils ont choisi d’implémenter une romance gay avec Anders.
Je suis sûr que certains vont déclarer "Mais c’est juste !" mais soyons honnêtes. Je vais être généreux et supposer que 5% de tous les joueurs de Dragon Age 2 sont vraiment homosexuels. Je vais être encore plus généreux et supposer que la romance avec Anders a étée appréciée par tous les homosexuels. Allez-vous vraiment me dire que vous n’auriez pas pu écrire une autre romance hétéro qui aurait contenté plus de 5% de vos fans ?"

Oui, c’est un vrai message. Extraordinaire ironie : observations féministes pertinentes sur l’uniformité hétéro-masculine du jeu vidéo, mises au service du pleurnichage indécent du fameux Gamer Hétéro Mâle qui tremble de voir ses privilèges remis en question au sein d’une culture qu’il considère comme sa propriété exclusive. Un gamer qui trouve intolérable de ne pas trouver de personnage féminin parfaitement à son goût dans le jeu et blâme les femmes & les personnes LGBT pour ce manquement terrible. Un gamer à qui la simple idée de romances homosexuelles optionnelles dans SON jeu donne des boutons. Qui trouve anormal que les développeurs cherchent, pour une fois, à contenter un public plus large que d’habitude ; après tout il n’y a que les hommes hétéros comme lui qui importent. Qui déplore que le mot "fan" ne regroupe pas seulement des gens qui lui ressemblent. Quand je vous dit qu’ils aiment leur petit club fermé…Heureusement, un écrivain Bioware s’est montré à la hauteur dans sa réponse :

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"Les romances du jeu ne sont pas pour le "gamer mâle hétéro". Elles sont pour tout le monde. Nous avons beaucoup de fans, beaucoup d’entre eux ne sont ni mâles ni hétéro, et illes ne méritent pas moins d’attention. Nous avons de bonnes données, après tout, sur le nombre de personnes qui ont effectivement utilisé ce même type de contenus dans Dragon Age Origins [le jeu précédent de la série] et ainsi nous n’avons pas besoin de nous en remettre à des anecdotes pour prouver qu’elles ne sont pas insignifiantes…sans compter le fait qu’elles ont autant le droit de jouer comme elles le souhaitent que n’importe qui d’autre. Les "droits" de chacun sur un jeu sont au mieux nébuleux, mais quiconque adopte cette position doit l’appliquer également à la minorité comme à la majorité. La majorité n’a pas de "droit" inhérent à plus d’options que n’importe qui d’autre.
(…)
Si il y a un doute quelconque sur pourquoi [l'opinion précitée] peut être reçue avec hostilité, c’est une question de privilège. Vous pouvez balayer cela comme du "politiquement correct" si vous voulez, mais la vérité c’est que le privilège est toujours du côté de la majorité. Elle a tellement l’habitude qu’on la chouchoute qu’elle voit l’absence de chouchoutage comme une injustice. Elle ne voit aucun problème à ce que tout soit organisé pour leur plaire, quel est le problème ? C’est comme ça que ça devrait être et tous les autres devraient être habitués à ne pas avoir ce qu’ils veulent.
(…)
Et la personne qui dit que la seule façon de leur plaire est de restreindre les options des autres est, à mon avis, celle qui en mérite le moins. Voilà mon opinion, exprimée aussi poliment que possible."

Notez comme cet exemple et d’autres cités précédemment reposent sur une illusion extrêmement répandue mais fallacieuse : les hommes hétéros "étaient là avant", "étaient les premiers", et auraient donc un droit inhérent et supérieur sur la culture et les communautés geeks. Un mythe dont les petits caïds d’Internet aiment se régaler, comme en témoigne cette image qui a fait la frontpage de Reddit tellement elle recueilli de partages et votes positifs :

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"Une histoire des femmes et des jeux vidéo à travers les années" Les 10 premières années, femmes méprisantes : "Regarde ce loser et ses jeux vidéo". Puis femme en mal d’attention, imposteuse s’appropriant les codes de la culture sans les comprendre (Fake Geek Girl…). Enfin, femmes exigeant que les jeux vidéo se plient à leur volonté. En bref : ces vilaines femelles qui nous méprisaient veulent maintenant s’accaparer NOS jeux vidéo.

C’est faux sur toute la ligne. Ces mecs ont commodément oublié que c’est grâce au travail d’innombrables chercheuses qu’ils peuvent aujourd’hui jouer aux cracks de l’informatique et que leurs soeurs ont grandi manettes en main, exactement comme eux.

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Même si cette fabulation était vraie, en quoi cela justifierait-il leur refus d’accueillir de nouveaux publics ?

"La geekerie est définie par la joie de partager une passion. C’est la grande différence entre le geek et le snob, vous savez : quand un snob voit quelqu’un d’autre aimer ce qu’il aime, il dit ‘oh non, voilà que les mauvaises personnes aiment ce que j’aime’. Quand un geek voit quelqu’un d’autre aimer ce qu’il aime, il dit ‘OH MON DIEU TU AIMES CE QUE J’AIME AIMONS-LE ENSEMBLE’. N’importe quel connard peut aimer quelque chose. C’est le partage qui rend la geekerie formidable."

Et pourtant, on en est arrivé à une culture exclusive de mecs pour des mecs, viriliste à crever, discriminante. Pour certains ce ne sera visiblement jamais assez :

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Alors qu’y faire ? Si vous êtes arrivé.e jusqu’ici, on peut espérer que vous soyez au moins un peu convaincu.e de la réalité du problème, mais comment l’adresser ? Comment traiter un mal si pervasif, si bien implanté qu’il en devient presque invisible aux membres du système ?

C’est attaquer l’océan à la petite cuillère, il faut bien le dire. C’est bien pour ça qu’il est important qu’on soit nombreux.ses à s’y mettre, et fort heureusement, il y a une myriade de possibilités pour agir à votre niveau.

- Identifier les problèmes. C’est la première étape, la plus importante : reconnaître les situations problématiques pour ce qu’elles sont, ne pas les nier ou leur chercher des excuses à tout prix. Ouvrir les yeux et accepter le souci, en bref. Combien d’instances de machisme gras avez vous ignorées, tellement habitué.e que vous ne les voyez même plus ? Combien de fois avez vous ri, franchement ou avec inconfort, devant quelque chose qui à y repenser était plus répugnant que drôle ? Combien de fois, confronté.e au sexisme dans vos espaces geeks, vous êtes vous dit quelque chose du genre "c’est Internet, c’est comme ça", "c’est pas si grave", "c’est juste de l’humour" ? Soyez honnête : ça vous a trotté dans la tête tout au long de cet article. C’est extrêmement inconfortable d’accepter qu’il y a quelque chose de pourri dans un média, une communauté qu’on aime (mais c’est une preuve d’amour que de chercher à régler le problème). Même si rien dans cet article ne vous a convaincu, si d’ici quelques temps vous vous trouvez dans une situation qui vous fait penser "tiens, ça plairait pas à l’autre chienne de garde hystérique, ça", vous aurez identifié le sexisme; c’est un premier pas.

- Informez-vous. Corollaire évident du point précédent…Les sciences sociales sont précisément cela : des sciences, pas des opinions de comptoir. Sociologues, anthropologues, historiens et féministes ont mis au jour les dynamiques sociales avec des concepts et un vocabulaire précis permettant de théoriser les oppressions sur la base de faits objectifs. Aujourd’hui grâce à Internet ces savoirs sont plus accessibles que jamais et deviennent applicables à la culture populaire…En anglais,  de très nombreux sites entièrement dédiés à l’analyse féministe de la culture geek ont fait surface : The Mary Sue et Geek Feminism Wiki constituent d’excellentes portes d’entrée généralistes sur la question et une simple recherche vous permettra de trouver d’innombrables blogs sur le sujet qui vous intéresse. En français, tout reste à construire mais l’intérêt pour le sujet est croissant. Le blog de sociologie de Denis Colombi fournit des bases théoriques solides, le tout nouveau blog collaboratif Cultures G(enre) rassemble des analyses sur les sujets les plus variés et inattendus…Twitter regorge également de féministes francophones & anglophones extrêmement actifs.ves sur la pop-culture : écriture et partage d’articles, analyses, débats…Vous pouvez également jeter un oeil à ce Pearltree collaboratif, extrêmement fourni bien qu’un peu bordélique, qui saura vous fournir des heures de lecture sur le sujet qui vous intéresse. Et bien entendu, j’ai pris soin de parsemer cet article d’une multitude de liens qui de clic en clic vous mèneront de plus en plus loin…Les portes vous sont ouvertes.

- Intervenir en situation problématique. C’est bien entendu la forme d’action la plus directe et aussi la plus difficile – exprimer publiquement son désaccord avec ce qui se passe, expliquer le problème, dire clairement "ceci est inacceptable". Je sais, c’est très inconfortable, ça peut vous mettre en porte-à-faux avec des gens qui vous tiennent à cœur, vous êtes timide etc… Souvenez-vous cependant : si vous gardez le silence, vous n’êtes pas neutre. Pour reprendre les mots de Desmond Tutu : "Si vous êtes neutre en situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. Si un éléphant a le pied sur la queue d’une souris et que vous vous prétendez neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité." Encore une fois, la tolérance généralisée valide tacitement les comportements nauséabonds. Personne ne vous demande d’être irréprochable, d’élever la voix à chaque fois, de vous brouiller avec tous vos groupes d’amis; mais souvenez vous que votre silence a un poids. Souvenez-vous aussi que la possibilité de rester observateur silencieux est déjà un privilège que ne partagent pas ceux – ou en l’occurrence, celles – contre qui l’agression est dirigée. Alors exprimez votre désaccord de la façon qui vous convient, mais autant que possible, ne restez pas sans rien dire. Cet article (en anglais) propose quelques pistes : analyser et interroger la situation ("Pourquoi agir ainsi ? Pourquoi c’est considéré comme drôle ?"), essayer de renverser la perspective ("Tu en penserais quoi si tu étais une femme qui subit ça au quotidien ?"), employer l’humour (dénoncer par le sarcasme, ridiculiser le sexisme permet d’inverser la vapeur de façon puissante), expliquer que tolérer le sexisme nuit à toute la communauté, employer son propre privilège (si vous êtes reconnu dans le groupe, on vous écoutera plus aisèment; de même si vous êtes un homme, que d’autres hommes écouteront plus volontiers qu’une femme même – surtout – sur des questions de sexisme !)

- Témoigner du soutien. Si vous n’avez pas le courage d’intervenir en public, signifiez au moins aux victimes d’agressions sexistes que vous êtes de leur côté. Il est extrêmement décourageant, face au rejet et à la discrimination, de se retrouver sans soutien face à une foule silencieuse. Qui ne dit mot consent, et c’est ce qui est le plus excluant au final : savoir que la situation ne choque personne, que la présence des connards est préférée à la votre. Un simple message du style "c’est pas cool ce qu’il t’a dit", "ne te laisse pas décourager" remonte le moral et aide à se sentir moins seul. Si c’est toute l’étendue de votre action, ne vous étonnez pas cependant si vous êtes reçu avec agacement : un simple soutien moral exprimé en privé est une position bien confortable pour soulager votre conscience, mais ne vous engage pas vraiment…Vous ne pouvez pas prétendre lutter contre la discrimination sans jamais prendre position contre elle.

- Réagir aux contenus. Avoir un recul critique sur vos médias préférés est une preuve d’amour : relever les contenus sexistes, racistes etc n’est pas une trahison mais une volonté d’amélioration. Vous êtes les consommateurs, les clients de ces industries créatrices : exigez des contenus de qualité. Vous n’achèteriez pas un comic mal imprimé, un jeu vidéo bourré de bugs…mais les mêmes truffés de contenus nauséabonds, sans problème ? Exprimez-vous, discutez les contenus problématiques sur les réseaux sociaux, sur votre blog…Il y a plus de façons de se faire entendre que jamais auparavant, profitez-en pour contribuer à l’amélioration de vos médias. Il n’y a pas de mal à apprécier des contenus problématiques, mais il est redoutable de nier leurs défauts. Faites comprendre aux créateurs que vous attendez mieux de leur part…et si vous vous sentez, votez avec votre argent.

- Exigez des communautés saines. Ceci vaut aussi bien IRL que online. Faites établir le refus sans ambiguïté du sexisme, racisme, homophobie et autres discriminations dans les chartes de conduite des espaces que vous fréquentez et, surtout, faites les appliquer. Dans les espaces privés tels que les conventions, forums et autres, ces chartes font office de loi : pas de passe-droit pour les membres de statut élevé, et certainement pas pour les modérateurs qui doivent être exemplaires. Voici un formidable exemple de modération qui ne tolère pas le sexisme – l’un des seuls dont j’ai jamais été témoin en espace geek. Une joueuse de Dredmor, un roguelike extrêmement difficile, réussit un exploit au sein du jeu et se rendit sur le forum de la communauté pour en discuter, expliquer comment elle avait fait…Il suffit d’une journée pour qu’un connard l’envoie à la cuisine.  N’importe où ailleurs, cette "blague" serait passée comme une lettre à la poste, le blâme serait tombé sur la joueuse indignée : "pas d’humour…" "second degré…" "politiquement correct…" Mais pas sur ce forum. Voici la réaction du modérateur :

"

"Bon, ça c’est fait. Bannissement temporaire, et je me retiens considérablement. Je ne tolérerai pas cette "blague sandwich" foutument stupide qui marginalise les joueuses dans la communauté et dans la vie en général. C’est précisément l’inverse de l’environnement que nous voulons créer ici. Je laisse tous les messages en guise d’avertissement pour l’instant, mais j’effectuerai un bombardement orbital si le sujet refait surface. Circulez, plus rien à voir ! (…)"

Il a également posté un message d’excuse au nom de la communauté sur le blog de la joueuse, puis pris le temps d’expliquer les choses plus en détail au membre en faute :

"

"Salut [membre], imagine à quel point ça serait aliénant si la première réponse que tu avais sur tous les forums était une "blague" qui dit que toi et tous les gens comme toi ne sont bons qu’à être des servants en cuisine – tu n’as pas le droit de participer ou d’exceller, rien que tu dises n’a d’importance. (Ça peut être pire – au moins, ce n’était pas l’odieux "Nichons ou dégage"). Oui, le sexisme ordinaire et irréfléchi est vraiment si omniprésent dans de nombreuses communautés gamer. // Tu as déjà été harcelé ? Tu as sûrement déjà eu droit à de telles "blagues" sous une forme ou une autre. Tu joues le jeu, tu prétends pathétiquement qu’elles sont drôles pour apaiser le harceleur, dans l’espoir de te faire apprécier pour que peut-être il arrête ? Ils arrêtent ? Et ça te fait te sentir comment, de te soumettre à ta propre moquerie; c’est exaspérant très, très vite. // Je sais que ce n’était pas ton intention, pour toi c’est juste un peu d’humour léger, mais c’est vraiment très pénible quand on en est la cible et ça donne le ton pour la communauté en général, même sans faire exprès. Et la blague "sandwich" est si courante que c’est le titre d’une conférence à GeekGirlCon, regarde : [description d'une conférence à une conférence geek-féministe, sur le harcèlement sexuel en ligne].  Ou regarde Fat, Ugly or Slutty pour voir comment sont traitées les femmes qui jouent sans cacher leur genre. Je pourrai continuer – une simple recherche "sexism in gaming communities" ou quelque chose du genre te donnera plein de sources pour comprendre ma réaction ici. // Voilà. Et pour être clair je n’en débattrai pas parce que j’ai épuisé ma patience pour les non-débats sur Internet il y a très, très longtemps. Maintenant que, bizarrement, j’ai participé à créer un jeu et que ce jeu a un forum, je ne tolérerai pas un ton qui aliène quiconque de traditionnellement oppressé par les communautés gamers, que ce soient les femmes, les personnes LGBT, etc. – même inconsciemment. D’où ma rage instantanée et le bannissement. // Toutefois j’apprécie ton désir de te faire pardonner. J’espère que tu comprendras ma position sur ce sujet. // [Joueuse] n’a pas à te répondre si elle ne le souhaite pas et elle ne te doit rien; si elle ne veut plus jamais avoir affaire à toi c’est son droit et ce sera respecté."

 C’est un peu triste que j’aie envie d’envoyer des fleurs à ce type tellement ce genre de prise en main efficace est exceptionnel.

- Servez-vous des outils mis à votre disposition…ou créez les. "Le bouton Signalement ne sert à rien !" Oui, parce que personne ne l’utilise. Et pourtant il est là pour une raison. Les membres peuvent généralement contribuer à assainir l’espace communautaire en utilisant les moyens mis à leur disposition à cet effet; hélas, dans de nombreux cas le problème est si omniprésent que de nombreuses personnes renoncent à les employer, découragés ou sous l’impression fallacieuse que "c’est normal". "C’est normal" précisément parce que toléré sans représailles – les comportements dégueulasses fleurissent au point de devenir monnaie courante, considérés comme partie inhérente de l’expérience. Reprenez le pouvoir sur les trolls ou leur comportement continuera à salir les communautés qui vous tiennent à cœur. Si les outils disponibles pour cela sont insuffisants, retroussez-vous les manches ! Pour pallier à l’absence totale de charte et de contrôle anti-harcèlement sexuel en convention par exemple, des geek-féministes américaines ont mis en place la distribution de "Creeper Cards", des cartons jaunes et rouges pour signaler les comportements inappropriés de façon simple et claire. L’initiative s’est montrée efficace et s’est répandue dans de nombreuses conventions aujourd’hui. En ligne, les moyens d’action sont encore plus simple à mettre à place mais doivent faire face à plus de résistances et de mauvaises volontés en raison de la culture d’impunité du web…En ce qui concerne le jeu en ligne par exemple, cette vidéo suggère de nombreuses pistes intéressantes : muter par défaut le micro des joueurs mutés anormalement souvent par les autres joueurs, mettre en place des jauges de réputation communes pour les guildes et autres teams afin que les comportements répréhensibles impactent l’ensemble du groupe et soient ainsi découragés en interne…Les possibilités sont extrêmement nombreuses, manque juste un peu de bonne volonté pour les mettre en place.

Ces suggestions sont volontairement généralistes afin d’être adaptables à la culture geek dans toute sa variété. Le principal – et ce qui manque le plus – c’est la volonté claire et honnête d’améliorer la situation, de bousculer ce statu quo puant qui règne sur notre culture. Sortez la tête du sable – vous pouvez faire partie du problème, ou faire partie de la solution.

whoareyou

Un immense merci à toutes celles et ceux qui m’ont aidé à rassembler le matériel pour ce dossier, et à @A_C_Husson, @_LaMarquise, @placardobalais, @Gugli_, @uneheuredepeine et @Ptit_Cheminot pour la relecture.


Quand l’UNI observe la "théorie du genre"

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Alors que les opposants au mariage pour tous et à l’égalité des droits ont choisi de faire du genre, au plutôt de ce qu’ils appellent « la théorie du genre » la cible de leur combat, les bons petits soldats du syndicat étudiant de droite UNI, devant lequel Claude Guéant avait affirmé que toutes les civilisations ne se valaient pas, leur emboîtent le pas. Pour cela, ils font circuler une "pétition contre la théorie du genre dans l’école élémentaire" (qui revendique 90 000 signataires) et viennent de créer, avec un "collectif contre le mariage et l’adoption homo", un site au nom accrocheur et trompeur puisqu’il se présente comme l’« Observatoire de la théorie de genre ». Il s’agit d’un « site internet d’information » apparemment neutre, bien que l’emploi de l’expression « théorie du genre » indique immédiatement qu’il s’agit plutôt d’un site réquisitoire contre les études de genre; le site se donne pour objectif d’« offrir aux Français les informations et les outils conceptuels nécessaires pour ouvrir les yeux sur les dangers que représente cette théorie".

L’UNI n’est mentionnée qu’une discrète fois, sans être présentée. Remédions à cela en citant le syndicat lui-même  :

    « C’est en réaction aux « événements de mai 1968 », que quelques étudiants et jeunes professeurs ont décidé de fonder l’UNI. Ils avaient compris, avant les autres, que l’objectif des agitateurs de « 68 » n’était pas seulement de mener une « révolte étudiante » mais bien de discréditer, pour mettre à terre, les repères et les institutions (famille, école, nation, armée, …) sur lesquels reposaient la société française. Il fallait donc une organisation capable de résister et de s’opposer sur le terrain à leurs méthodes et à leur dessein. Ce fut la mission que se fixa l’UNI ».

Des observateurs sérieux et objectifs ? Ou une offensive idéologique venue de la droite réactionnaire ?

1) Vous avez dit « théorie du genre » ?

Comme le rappelle AC Husson dans un précédent article, l’expression « théorie du genre » (lancée par le Vatican) dénote une méconnaissance, voire une ignorance du champ de recherches constitué par ce que l’Université française appelle les « études de genre ». Non seulement la traduction de l’anglais « theory » par « théorie » est impropre, mais parler de « LA théorie du genre » au singulier ne rend aboslument pas compte de la diversité et de la complexité des pensées, des travaux qui tentent de cerner et de définir le genre. Parler de « LA THEORIE du genre », c’est créer un fantasme par la simplification outrancière et trompeuse d’un champ d’étude en construction, animé de débats et de tensions qui n’en font pas l’expression d’une « théorie » uniforme. Cette méconnaissance foncière de l’objet que l’UNI voudrait observer est le premier problème du site : vous n’y trouverez pas un seul nom d’une des figures de la pensée du genre, le titre d’aucun ouvrage sur le sujet. Le nom de Butler n’apparaît que dans les articles du Figaro sur la question, repris dans la rubrique « Actualités » du site. Au fond, les « observateurs » observent quelque chose qu’ils ne se donnent pas la peine de connaître ou de présenter à leurs lecteurs. Il est vrai que construire un concept-fantasme taillé à la mesure des attaques qu’on veut lui porter est bien plus confortable. L’accusation du refus de la réalité, souvent adressée aux études de genre, se retourne ironiquement contre ses détracteurs.

2) Le vice anglo-saxon

Plutôt que de définir sérieusement ce contre quoi ils souhaitent lutter, les auteurs du site nous livrent les raccourcis et caricatures habituelles à propos du genre. Ils insistent d’abord sur le caractère étranger du « gender », « longtemps cantonné de l’autre côté de l’Atlantique ». Se développe toute une rhétorique de l’invasion et/ou de la contamination : « la théorie du genre a débarqué en France au début des années 2000, et depuis elle s’y développe très rapidement », « la déferlante de la théorie du genre n’est pas près de s’arrêter ». A l’instar des députés UMP demandant une mission d’enquête sur le développement des études de genre qui se « propagent » (selon les mots de Xavier Breton) en France. C’est oublier, un peu vite, deux éléments : d’une part, les « gender studies » sont nées aux Etats-Unis sous l’influence de la « French Theory », des écrits de Foucault, Lacan, Derrida, Deleuze… D’autre part, le mot « genre » existe en français puisqu’il désigne, en grammaire, le masculin ou le féminin. Le genre de la grammaire nous apprend d’ailleurs que cette assignation d’un mot au masculin ou au féminin est affaire de convention linguistique, d’autant plus que dans d’autres langues (qui parfois font place à un troisième genre, le neutre), un mot français féminin sera masculin et réciproquement.

3) La guerre contre la réalité

C’est devenu un grand classique, la faille essentielle des études de genre résiderait dans leur refus obstiné de la réalité au nom d’un constructivisme radical. Antienne que nos rigoureux « observateurs » entonnent volontiers :

    « Il est très difficile pour le non-spécialiste de comprendre les enjeux et les implications de cette théorie, tant elle repose sur des présupposés idéologiques en contradiction avec la réalité que vit l’immense majorité de nos concitoyens. Le fondement de cette théorie consiste à nier la réalité biologique pour imposer l’idée que le genre « masculin » ou « féminin » dépend de la culture, voire d’un rapport de force et non d’une quelconque réalité biologique ou anatomique »

Aucune citation, aucune analyse précise des textes n’est proposée en soutien d’une argumentation qui tourne dans le vide. Faire le simple constat que les êtres humains sont des êtres sociaux et que les rôles masculins et féminins sont des constructions sociales qui s’appuient sur des représentations culturelles et engagent des rapports de pouvoir, n’est-ce pas plutôt décrire la réalité ? Le refus de rabattre la distinction « masculin » / « féminin » sur la distinction « mâle » / « femelle » (binarité qui fait d’ailleurs l’objet de débats) semble déjà poser problème aux auteurs du site. Pourtant, nous ne sommes même pas là dans les propositions les plus nouvelles et les plus radicales des études de genre. Par ailleurs, dire qu’une chose est construite ne veut pas dire que cette chose n’existe pas. Pour reprendre une métaphore d’Eric Fassin, je peux dire que le mur qui vient d’être construit n’existe pas, je m’y cognerai quand même. Nos concitoyennes qui subissent les conséquences de leur statut de femmes, avec toutes les inégalités et discriminations que cela implique, se heurtent chaque jour à cette réalité. Nos concitoyens qui se font insulter, agresser ou frapper parce que leur genre ne correspond pas au genre masculin attendu, sont bien conscients de cette réalité.

Tout se jouerait donc, selon les auteurs du site, dans une opposition genre/biologie. Les détracteurs des études de genre s’acharnent d’ailleurs à expliquer que celles-ci ne sont pas « scientifiques ». C’est oublier d’une part que d’autres sciences que les sciences expérimentales existent (les sciences humaines et sociales), et que plusieurs figures des études de genre sont des biologistes. On peut penser, entre autres, aux travaux d’Anne Fausto-Sterling (dont le livre Corps en tous genres vient d’être traduit en français), d’Hélène Rouch ou d’Evelyne Peyre, par ailleurs vice-présidente de l’Institut Emilie du Châtelet.

4) Une attaque contre la recherche

On pourrait écrire des pages et des pages pour corriger les distorsions et les contre-vérités présentes sur le site. Mais revenons au propos d’ensemble. Qu’attaque-t-on à travers la « théorie du genre »? Le site entretient constamment une confusion entre ce qui relève du scientifique (les études de genre) et ce qui relève du politique (la légitime éducation à l’égalité de genre dès le primaire devient, sous la plume des « observateurs », « l’enseignement de la théorie du genre dès 6 ans »). Or, les mesures politiques dénoncées sur le site sont présentées comme l’influence néfaste d’une « idéologie » qui voudrait substituer la lutte des sexes à la lutte des classes marxiste. Cette théorie sans aucune prise avec le réel aurait donc des déclinaisons pratiques que le législateur pourrait mettre en place… Mais nos « observateurs » ne sont pas à une contradiction près.

Réaffirmons-le simplement. Le genre n’est ni un parti ni un complot, ni une offensive idéologique concertée. C’est avant tout un concept, une catégorie d’analyse élaborée dans le champ scientifique. Dès lors, contre quoi s’agit-il de lutter lorsqu’on attaque « la théorie du genre », sinon contre tout un champ extrêmement vivace de la recherche ? Ce champ de recherche est en train de s’institutionnaliser en France, notamment sous l’impulsion de l’Institut du Genre. Nouvel outil d’analyse riche de potentialités, il attire de nombreux étudiants, suscite de nouveaux travaux et de nouvelles façons de faire de l’histoire, de la littérature, de la sociologie, de l’anthropologie… Comme tout champ de la connaissance humaine, les études de genre peuvent être discutées et soumises au débat. Encore faut-il pour cela se donner la peine de prendre réellement connaissance de ce que l’on dénonce. En revanche, on ne peut accepter la tentative de contrôle de la recherche que constitue une initiative comme la commission d’enquête (sic) sur le développement de la « théorie du genre » demandée par l’UMP. Il est regrettable que l’UNI, syndicat étudiant présent dans les universités, fasse le jeu de cette nouvelle forme d’obscurantisme.

Cyril Barde et AC Husson


Le "Slut Shaming"

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Cet article est une contribution de Thomas, merci à lui. Pour contribuer à ce blog, vous pouvez envoyer une proposition d’article à l’adresse cafaitgenre[at]gmail.com.

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[Les réactions violentes subies par une amie proche qui aurait eu une attitude « malsaine » et « dévergondée » à l’égard des hommes (c’est-à-dire une attitude séductrice et entreprenante tout à fait banale pour un homme, mais qui ne peut être que « malsaine » et « dévergondée » pour une femme…) m’ont inspiré cet article sur la question du « slut shaming ». Cet article ne prétend ni à l’exhaustivité ni à l’objectivité : j’ai simplement essayé de faire un compte-rendu critique de quelque chose que je ne vis pas, mais qui m’a beaucoup énervé de l’extérieur.]

« Slut shaming » est une expression anglaise, formée à partir de « slut » (« salope ») et « shame » (« honte »). Une traduction approximative pourrait être « stigmatisation des salopes ». Elle désigne le fait de critiquer et de déconsidérer une femme en lui reprochant d‘être une « salope », à cause de son comportement sexuel.

Un certain nombre de faits sont convoqués de façon récurrente : la multitude des partenaires amoureux et/ou sexuel-le-s pour une femme (dans un très court laps de temps ou pire, simultanément), une manière jugée peu discrète de parler de sa vie intime, de ses désirs et de ses fantasmes, des vêtements perçus comme « provocants », un maquillage jugé « excessif », une trop grande attention portée à la séduction etc.

Le terme de « salope » peut n’être pas employé de façon aussi directe. D’autres qualificatifs peuvent servir à proférer les mêmes accusations que celles contenues dans le mot « salope », d’une façon en apparence plus édulcorée : « provocante », « allumeuse », « prostituée / pute », « dévergondée », « fille facile » etc.

L’on voit donc que le « comportement sexuel » qui vaut à une femme l’accusation plus ou moins implicite de « salope » est à entendre en un sens très large : une personne peut être critiquée comme étant une « salope » non seulement à cause de ses pratiques sexuelles, mais aussi à cause d’une multitude de signes dans son comportement quotidien qui ne relèvent pas directement de ce qu’elle fait dans son lit, mais témoigneraient d’une attitude générale, qu’il faudrait lui reprocher.

Une courte vidéo de Sarah Sloan McLeod intitulée « Slut shaming and why it’ wrong » résume de façon claire ce qu’il importe de penser de ce type de reproches particulièrement répandus, et ce qu’elle illustre en termes d’oppression des femmes dans notre société. La vidéo étant en anglais, voici la retranscription intégrale en français, ci-dessous [cette retranscription est globalement fidèle, exception faite de quelques petits arrangements sur deux ou trois tournures de phrase] :

« Salut !
(…)
Le sujet d’aujourd’hui est : « Le Slut shaming : pourquoi c’est mauvais ».

Alors, tout d’abord, qu’est-ce que c’est que ce truc, le « slut shaming » ?

Le « slut shaming » est le phénomène malheureux qui consiste dans le fait que les gens déconsidèrent ou mettent à l’index une femme parce qu’elle porte des jupes moulantes ou des vêtements qui laissent entrevoir son corps, parce qu’elle aime le sexe, a beaucoup de rapports sexuels, ou même seulement parce qu’il court des rumeurs sur ses pratiques et son activité sexuelle.
Le message que le « slut shaming » envoie aux femmes est le suivant : le sexe, c’est mauvais, avoir des rapports sexuels avec plus d’une personne est horrible, et tout le monde te haïra parce que tu auras eu des relations sexuelles tout court.
Ce message est une connerie pure. (Oui, j’ai 13 ans et je dis le mot « conneries », oui j’ai 13 ans et je parle de « slut shaming »… Faites avec !)
Quoiqu’il en soit, si vous donnez votre consentement, si vous êtes émotionnellement et physiquement prête pour ça, si vous utilisez les moyens appropriés pour vous protéger, et si vous êtes en sécurité et relax avec votre partenaire… eh ben, le sexe, c’est bien ! Ce n’est le boulot de personne de contrôler le nombre de personnes tu as des relations sexuelles, ou la quantité de sexe tu as dans ta vie. Et tu ne mérites pas d’être déconsidérée parce que tu es sexuellement active avec plus d’une seule personne !
Le « Slut shaming » contribue aussi à la « culture du viol » ou à la « culture de soutien et d’encouragement du viol ». La « culture du viol » [dans laquelle nous vivons] est une culture dans laquelle la violence sexuelle à l’égard des femmes est monnaie courante et dans laquelle prévalent les attitudes qui tolèrent largement cette violence sexuelle. Le « slut-shaming » contribue à cela en répandant le message suivant : il n’y a pas de problème à violer des « salopes » parce qu’elles ont beaucoup trop de relations sexuelles ou qu’elles portent des vêtements moulants ou des vêtements qui laissent voir des choses, car d’une manière ou d’une autre, « elles l’ont bien cherché ».
Les viols sont causés par les violeurs, par la misogynie, par la violence structurelle de notre société à tous les niveaux, et par la tolérance des institutions vis-à-vis de ce phénomène. Pas par les vêtements ou le maquillage des femmes. Pas par la manière dont elles parlent ou elles marchent. Pas parce qu’elles boivent. Pas parce qu’elles « ne font pas assez attention ». Et sûrement pas parce qu’elles sont des « salopes ».
Sonya Barnett et Heather Jarvis [militantes féministes, co-fondatrices de la 1ère « Marche des salopes » ou « Slut Walks » en 2011 à Toronto] disaient : « Être responsables de notre vie sexuelle ne signifie pas qu’il soit normal pour nous de nous attendre à des attaques violentes, quand bien même nous aurions des pratiques sexuelles pour le travail ou pour le plaisir. » Le « slut-shaming » foule aux pieds les droits des femmes de s’exprimer sexuellement elles-mêmes sans peur d’être examinées sous toutes les coutures par les hommes et d’autres femmes, et il réduit aussi le corps des femmes à des objets.
Ce à quoi je veux arriver ici, c’est que le « slut-shaming » est mauvais à tout âge. Je connais beaucoup d’autres filles de mon âge qui commencent à traiter les autres filles de « salopes » à cause de ce qu’elles disent ou font, et cela me choque juste tout le temps ! Comment peuvent-elles utiliser un langage si agressif d’une manière si banale? C’est comme si elles ne savaient pas la signification des mots qu’elles emploient –et c’est bien ça, en fait : elles n’en savent rien. »

La démonstration de Sarah Sloan McLeod est suffisamment transparente pour qu’il soit inutile d’insister outre mesure sur ses arguments.

L’on peut simplement préciser deux ou trois petites choses.

Ce phénomène de « slut shaming » est particulièrement généralisé dans notre société, et le fait que le mot « salope » ne soit pas prononcé tel quel n’enlève rien à la violence qui s’exerce à l’égard des femmes, jeunes ou moins jeunes.

Un exemple particulièrement répandu et toléré de « slut shaming » en France est l’attitude consistant à considérer que l’habillement des jeunes filles encourage (et serait même en grande partie responsable) des viols perpétrés à leur égard.

L’on peut citer, parmi de nombreux autres exemples, Xavier Darcos, le ministre des écoles lors du mandat de Nicolas Sarkozy, répondant le 12 octobre 2003 à une question sur le port du string à l’école qu’il est « normal que l’on demande aux jeunes filles, lorsqu’elles commencent à être désirables, de faire en sorte qu’elles ne provoquent personne ». Ou encore l’exemple du député UMP Eric Raoult, affirmant ceci le 15 juin 2006 : « Les viols et les tournantes ne se passent pas par moins 30° mais surtout quand il fait chaud et quand un certain nombre de petites jeunes filles ont pu laisser croire des choses ». Un des exemples les plus clairs est aussi celui de la baronne Nadine de Rotschild, affirmant en mai 2009 dans l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier que « quand on voit aux sorties d’école les jupes portées par les filles, après on s’étonne de voir des viols… Mais c’est la vérité ! Lorsqu’on vous voit aujourd’hui, on n’a qu’une envie c’est de mettre la main aux fesses », approuvé comme il se doit par le merveilleux Eric Zemmour.

Une telle attitude est bien entendu abjecte. En effet, elle considère comme évidente et naturelle la violence physique des hommes envers les femmes et plutôt que d’essayer de la combattre, fait des victimes de cette violence généralisée dans notre société les vraies coupables. C’est bien ce que montre le propos d’Eric Raoult : il y a des personnes qui agressent sexuellement des jeunes filles (mais ça c’est normal, et puis c’est aussi de la faute de la température…) et ce sont les « salopes » de jeunes filles qui sont coupables de se faire agresser parce qu’elles n’ont pas fait attention. C’est une inversion complète : les victimes de violences deviennent coupables de ne pas avoir fait assez attention à provoquer les hommes qui, naturellement, sont dans leur bon droit s’ils ont eu envie de commettre des viols (après tout c’est dans leur nature, tout homme qui voit un morceau de chair a envie de la pénétrer et de traiter de « salopes » celles qui s’y refusent).

Un tel raisonnement est utilisé par certains pédophiles ou par des personnes qui veulent banaliser des actes pédophiles, celles-ci affirmant que les enfants « font croire des choses ». En ce qui concerne la pédophilie, personne n’accepte un tel argument car tout le monde sait bien qu’une agression sexuelle envers un mineur n’est autorisée par rien et que lui arracher des relations sexuelles est condamnable quelles que soient les circonstances. Mais en ce qui concerne les femmes, il n’est visiblement pas gênant d’utiliser ce type d’arguments consistant à accuser les victimes d’agressions sexuelles de s’être comportées comme çi ou comme ça, et à pardonner les coupables d’avoir exercé leur violence à l’égard de personnes qui n’avaient rien demandé, quelle que soit leur attitude, leurs vêtements ou leur façon de parler.

Il faut aussi remarquer sur ce point qu’une telle attitude empêche de combattre le sexisme réel et général dans notre société. En effet, en se focalisant sur les jeunes victimes qui seraient coupables des violences qu’elles subissent parce qu’elles ont le tort de croire qu’elles peuvent se balader à tout endroit et à toute heure habillée de la façon qu’elles souhaitent, l’on considère de ce fait comme normal que les hommes, eux, puissent réellement se déplacer sans crainte, à toute heure, et avec les habits qu’ils souhaitent porter, ce qui contribue évidemment à la perpétuation de la domination masculine générale dans notre société. En somme, il y a des libertés qui sont perçues dans notre société comme normales ou tolérables lorsqu’il s’agit des hommes, et provocatrices voire obscènes lorsqu’il s’agit des femmes (Exemples : le fait de boire beaucoup lors d’une soirée, le fait d’avoir plusieurs partenaires dans un laps de temps court ou simultanément, le fait de se mettre torse nu…).

Pourtant, le « slut shaming » peut quelquefois prendre le masque étonnant de la dénonciation anti-sexiste. En gros, le propos est le suivant : la mode, la télé-réalité, les médias en général inciteraient les femmes à penser qu’elles doivent être habillées de façon sexy, et être toujours sensuelles et séductrices jusque dans le moindre de leur geste. Du coup, traiter certaines femmes de « salope » serait quasiment un acte de bravoure féministe, dans la mesure où l’on mettrait ces femmes aliénées en face de leur connerie, elles qui sont incapables de se forger une identité « féminine » réelle et préfèrent reprendre à leur compte toutes les images stéréotypées et sexistes des femmes à la télévision et dans la publicité1.

Une telle bizarrerie appelle quelques brèves remarques2.

Tout d’abord, traiter des femmes de « salope » au prétexte qu’elles seraient « aliénées » par la télévision, les magazines dits « féminins » ou n’importe quoi d’autre, est ouvertement contradictoire. En effet, l’on considère par là d’un côté qu’elles sont des personnes opprimées et manipulées par la société qui leur fait ingurgiter n’importe quoi (bref : des victimes inconscientes), et de l’autre qu’elles sont quand même suffisamment perverses pour reprendre à leur compte ces injonctions à être perpétuellement sexys (bref : des coupables méprisables). Cet illogisme montre qu’un tel propos n’est rien d’autre qu’une violence stigmatisante qui s’exerce toujours de la même manière contre les femmes. Pour ma part, j’ai surtout entendu ce type d’attaques de la part d’amis hommes, ce qui ne me semble pas très étonnant : exercer une violence à l’égard de certaines personnes de son entourage, en leur ôtant tout moyen de se défendre (parce qu’on ne veut que leur bien, on est de leur côté !), et tout en se donnant bonne conscience, est beaucoup plus appréciable que de passer d’emblée pour un réac’ misogyne.

Par ailleurs, il est certes indéniable que la « sexualisation » systématique des femmes dès le plus jeune âge3, qui présente ces dernières comme des objets sexuels à la disposition des hommes est un aspect flagrant parmi tant d’autres du fait que nous vivons dans une société écrasée par la domination masculine : les femmes sont effectivement sommées, dès l’enfance, de se conformer à un modèle esthétique unique qui leur est présenté, et qui semble n’avoir été construit que pour le plaisir et le bénéfice des hommes. Le caractère envahissant de ces représentations dans notre société a ainsi indéniablement des effets sur la manière dont les femmes peuvent se percevoir elles-mêmes, et la manière dont les hommes ont généralement tendance à les considérer.

Mais il est tout aussi certain que dénigrer et punir les personnes qui ont un rapport à leur corps, à leurs vêtements, à leurs paroles, à leurs désirs, façonné par les modèles sociaux dominants de leur époque, de l’endroit où elles vivent, ou par leur histoire personnelle et familiale est une aberration stupide et incompréhensible car nous sommes tou-te-s déterminé-e-s par la société.

En résumé, s’attaquer à des personnes qui semblent avoir intériorisé un certain nombre d’injonctions sociales vis-à-vis de leur corps ou de leur comportement :
1- est contradictoire, car l’on dénigre et humilie une personne dont l’on estime en même temps qu’elle est une victime inconsciente,
2- est idiot, car une telle accusation repose sur l’idée implicite que certain-e-s sont libres comme l’air et ont le monopole de la lucidité et de l’indépendance d’esprit alors que d’autres sont bêtement déterminées par la société dans ce qu’elles ou ils font… Or comme toutes nos actions, pensées, et manières de percevoir sont construites socialement, il est incompréhensible d’accuser certaines personnes en particulier de ce qui est le lot commun de toute personne qui vit en société, y compris de ceux (ou celles) qui se croient naïvement en-dehors de toute domination sociale4.
3- est destructeur, car l’on rajoute aux oppressions diverses produites par notre société une violence supplémentaire, celle de la moquerie, de l’humiliation, et des attaques stigmatisantes qu’elles sont contraintes de subir.

Ce n’est donc pas en tapant sur certaines femmes que l’oppression que les bienveillants punisseurs et autres « slut-shamers » croient discerner disparaîtra. La meilleure manière de procéder consiste très probablement, en particulier si l’on est un homme5, à arrêter de casser les pieds aux femmes que l’on juge opprimées parce qu’elles se comporteraient de telle ou telle façon et à balayer devant sa porte6.
Je tiens aussi à attirer l’attention sur ce qui me semble être une erreur à ne pas commettre : le fait de supposer spontanément que la « salope » stigmatisée est forcément une jeune femme. En somme, quand l’on cherche à dire qu’une femme ne mérite pas le qualificatif de « salope », il me semble que l’on pense tout de suite à une jeune femme dans la rue qui porterait des vêtements moulants, un string, ou des talons aiguilles et qui serait dénigrée pour cela. J’ai en effet l’impression que c’est l’acception principale du terme « salope », et que, comme je l’ai indiqué, les jeunes femmes subissent particulièrement le « slut shaming ». Cependant, je crois que la stigmatisation des femmes plus âgées comme étant des « salopes » est aussi très importante. En effet, elles cumulent à la « putasserie » qui caractériserait toute femme qui souhaite s’habiller, désirer ou avoir des relations sexuelles comme elle l’entend, « l’indécence » de la personne âgée qui refuserait « d’assumer son âge » (d’après ce que j’ai cru comprendre, assumer son âge = après la ménopause, fini le plaisir, il ne reste plus à la femme inapte à procréer qu’à attendre la mort). Je pense ainsi que le terme de « cougar », terme dont l’équivalent masculin n’existe pas, n’est qu’un synonyme implicite de « salope » ; en effet, je ne vois vraiment pas pourquoi un terme spécial existe pour désigner les femmes plus âgées qui ont des relations affectives et/ou sexuelles avec de jeunes hommes. Cela n’est à mon sens qu’une manière de désigner et de dénigrer les femmes qui ne correspondent pas à ce que leur condition de femme devrait « normalement » leur imposer : rester dociles et silencieuses en attendant le prince charmant, et ne rien faire qui puisse laisser penser qu’elles ont l’intention d’avoir une vie relationnelle et sexuelle passé la date limite d’utilisation de leur utérus. En somme, il est « normal » qu’un homme âgé soit en couple avec une jeune femme –mieux, on remarque par là qu’il « a du succès » ou qu’il « est bien conservé » – alors que la séduction d’un jeune homme par une femme plus âgée est au mieux présentée comme une fantaisie de riche héritière ou de star hollywoodienne. Qui plus est, il y a là aussi quelque paradoxe à stigmatiser certaines personnes sous prétexte qu’elles chercheraient de façon « immature » à rester perpétuellement jeunes. En effet, il n’est un secret pour personne que les femmes âgées ne correspondent pas au modèle esthétique dominant censé s’imposer aux femmes en général : l’on peut donc légitimement supposer que c’est la société dans son ensemble qui n’a pas compris que la vieillesse n’était pas une maladie7. De ce fait, stigmatiser certaines personnes âgées parce qu’elles chercheraient à « rester jeunes » relève du même procédé absurde et destructeur dénoncé dans le paragraphe précédent.

En dernier lieu, il va de soi que la stigmatisation de toutes ces « salopes » qui franchiraient les limites de la décence, se manqueraient de respect à elles-mêmes, ou pousseraient au viol les pauvres hommes pulsionnels ne sert qu’à un but : contraindre les femmes à ne pas faire ce qu’elles veulent faire et à rester bien subordonnées à ce qu’on attend d’elle. C’est ce qu’il est facile de remarquer par le caractère contradictoire des injonctions qui leur sont imposées : de toute façon, elles seront toujours perdantes quoiqu’il arrive. Si elles portent un string ou une mini-jupe, elles sont des « salopes » pousse-au-crime et il faut leur interdire de se découvrir ainsi, c’est honteux. Si elles portent un bandeau dans les cheveux ou un voile, elles sont « dominées » par les hommes, prisonnières de leur « culture » et il faut leur interdire de se couvrir ainsi, c’est honteux.

Il est totalement illusoire de penser qu’un « juste milieu » existe pour une femme qui ne serait ni trop « salope », ni trop « coincée », mais « juste ce qu’elle est », « naturelle ». Ce juste milieu changera selon les contextes, selon les personnes avec qui elle sera en contact, selon les tâches qu’elle effectuera, et il n’est pas une personne « décente » et « pudique » pour sa famille qui ne peut être jugée « renfermée » ou « frustrée » par ses ami-e-s ou à son travail, de même qu’il n’est pas une personne « féminine » et « charmante » pour ses ami-e-s qui ne peut être considérée comme « tape à l’œil » ou « indécente » par son amant-e ou son milieu professionnel.

L’accusation perpétrée envers les femmes dont on juge qu’elles ne trouveraient pas le « juste milieu » dans leur manière de parler, de s’habiller ou de séduire, ne sert qu’à culpabiliser celles qui ne parviennent pas à comprendre et à concilier ce que leurs entourages semblent réclamer d’elles et ce qu’elles devraient faire concrètement pour leur plaire en toutes circonstances. Or, il est tout à fait compréhensible qu’elles n’y arrivent pas car c’est impossible8.

Le problème, ce n’est donc pas que les femmes ne sont pas assez « flexibles » pour s’adapter à ce à quoi elles devraient ressembler en toutes circonstances, ni trop ceci ni trop cela mais attention, au moment où il le faut et avec les personnes qu’il faut…

Le seul problème réel, c’est que la société (et plus spécifiquement la gent masculine) se sent autorisée à dicter aux femmes ce à quoi elles devraient ressembler pour être présentables, et refuse de leur foutre la paix.

Exiger des femmes qu’elles soient « elles-mêmes » au lieu de ressembler à des « salopes » ou à des «filles coincées », ce n’est qu’une manière pudique de les enjoindre à être telles que notre société dominée par les hommes souhaite qu’elles soient, point barre. Et comme les hommes ne sont pas des robots interchangeables mais peuvent vouloir que les femmes aient du maquillage (ça fait sexy) ou n’en aient pas (ça fait naturel), aient les cheveux longs (ça fait princesse) ou les cheveux courts (ça fait rebelle), cette gymnastique qui consiste à exiger des femmes qu’elles soient dans un « juste milieu » par rapport à ce qui sera apprécié est vouée à l’échec et ne fait que les opprimer avec un bonus « c’est-de-ta-faute-si-tu-n’y-arrives-pas ». C’est bien ce qu’indiquent les propos prononcés par la baronne Nadine de Rotschild à la fin de la vidéo mentionnée ci-dessus : « vous savez mesdemoiselles, vous êtes de très jolis paquets cadeaux. Vous avez autour de vous un ravissant ruban qui vous entoure. Alors ne défaites pas ce ruban qui est magnifique trop tôt ». On voit bien ici, premièrement, que l’on peut toujours ramer pour savoir quel est le critère du « bon moment » (auxquels peuvent s’ajouter d’autres critères : la bonne manière, la ou les bonne-s personne-s…), et l’on peut soupçonner qu’il y a de grandes chances que cela soit toujours trop tôt ou trop tard… Et deuxièmement, bien sûr, les femmes sont des « paquets cadeaux » destinés aux hommes, et c’est donc en vertu de ce statut formidable qu’elles devraient essayer d’être « elles-mêmes », « naturelles » et pas des « salopes » : au service des hommes.

L’on voit ici, exprimé très clairement, l’arrière-fond patriarcal de ce type d’injonction.
Et l’on comprend donc bien que le réel problème dans toute cette histoire de « slut-shaming », c’est que les femmes sont stigmatisées dès lors qu’elles emmerdent les hommes, n’ont pas envie d’être des paquets cadeaux, s’habillent, parlent, désirent et couchent comme bon leur semble, avec les personnes qui leur importent, de quelque genre qu’elles ou ils soient.

La solution est donc encore une fois très simple. Lorsque l’on voit une femme qui a l’air de se comporter comme une « salope » ou qui semble être trop « dévergondée », ou à l’inverse « pas assez libérée », ou trop « négligée », et que l’on a très envie d’aller le lui dire afin qu’elle s’améliore, pour qu’elle arrête de « jouer un rôle » ou d’être « excessive », ou afin qu’elle se « mette plus/moins en valeur » et qu’elle soit vraiment « elle-même » au lieu de « se manquer de respect », « belle » sans être « tapageuse », « séduisante » sans être « racoleuse », « pudique » sans être « frigide », voici la démarche à adopter : prendre son courage à deux mains, une bonne inspiration pour se donner du courage, et fermer sa grande bouche.

Un petit rappel nécessaire, pour finir.

Une déformation raciste particulièrement poussée dans la société française pourrait inviter à ne considérer le « slut-shaming » , voire les manifestations de sexisme en général, que comme le fait de petits « caïds de banlieue », probablement parce que l’on suppose qu’ils sont enfants d’immigrés maghrébins, probablement parce que l’on suppose qu’ils sont musulmans, et probablement parce que l’on suppose que leur « culture » va à l’encontre des « valeurs » (typiquement françaises, paraît-il) de l’émancipation des femmes et de la liberté9. Ce sont eux qui seraient exclusivement responsables des phénomènes de « slut shaming » et qui mériteraient donc d’être, eux seuls, condamnés pour cela10. Il va cependant de soi qu’une telle perception est un leurre total. En effet, l’on fait par là même l’impasse sur le fait que les personnes dont on parle (les jeunes « beurs » parce qu’il s’agit toujours d’eux…) sont nées en France, y ont été éduquées, et que le sexisme de certains de ces individus quand il se manifeste, est très certainement le produit de la société française elle-même, bien plus que le résultat d’une influence de la « culture d’origine » d’un pays où ils n’ont pas grandi. Se focaliser sur les exemples de domination masculine dans les « banlieues » effectués par d’effrayants « jeunes à capuche » a ainsi pour effet de faire croire que le sexisme ne se concentre que dans certaines parties du territoire français, et ne concerne que certaines parties de la population. Une telle focalisation permet donc à la fois d’éviter à la société française dans son ensemble de reconnaître et de combattre son propre sexisme, et en même temps de perpétuer la domination raciste envers les personnes immigrées et leurs descendant-e-s.

Pour parvenir à un tel résultat, il est donc nécessaire
-de faire de certaines personnes des étranger-e-s à l’intérieur du territoire français, en utilisant un procédé raciste consistant à faire de leurs réactions des produits de « leur culture »
-de considérer les autres comme de purs individus totalement exonérés de toute influence sociale, et qui eux, nagent onctueusement dans le règne de la Raison, de la Liberté et de l’Universalité.
La focalisation sur le « slut shaming » et les violences sexistes perpétrées par quelques individus issus d’une catégorie bien particulière de la population (les descendants d’immigrés ou présumés tels simplement parce qu’ils vivent en « banlieue ») semble bien être un écran de fumée, qui a pour effet de rendre inattentifs à l’ampleur des violences sexistes dans la totalité de la société.

Ce petit rappel va sans dire mais il va tout de même mieux en le disant.

La chercheuse et militante Christine Delphy effectue sur ce point toutes les clarifications nécessaires dans un article intitulé « La fabrication de l’Autre par le pouvoir ».

    La vérité n’a pas pu être dite. Pourtant elle est simple : l’ensemble des cultures qu’on peut identifier aujourd’hui sur le sol européen sont des cultures qui reposent sur des structures sociales et des idéologies patriarcales et qui engendrent des comportements individuels sexistes. [Note de l’auteure : Par « cultures » j’entends les pratiques et les discours des personnes, regroupées objectivement ou subjectivement en fonction de leur appartenance de genre, de classe, de race, de sexualité, d’âge ou d’autres critères.]

Certains pensent que les Arabes et les Noirs sont plus sexistes que les Blancs ; mais mesurer le sexisme d’un pays pour le comparer à celui d’un autre, a fortiori comparer deux provinces ou encore deux types de population exigerait la mise au point de définitions du sexisme : parle-t-on par exemple du degré de liberté des femmes, de leur degré d’indépendance économique, ou du « machisme » perçu des hommes, ou encore de tout cela à la fois ? Or il n’existe pas d’accord sur la définition du sexisme, , donc encore moins sur les méthodes qui permettraient de le mesurer. Tant que nous sommes dans l’incapacité de mesurer le sexisme d’un groupe ou d’une nation, il faut assumer qu’à l’intérieur d’un même pays, où les grandes structures patriarcales, économiques et légales sont par définition les mêmes, les variations idéologiques et de comportements individuels ne peuvent être grandes ; il faut assumer que les Noirs et les Arabes ne sont pas moins sexistes que les autres, mais aussi, par voie de conséquence, qu’ils ne le sont pas plus.

Je sais que cette assertion va à l’encontre de la perception ordinaire au sein de la population, y compris chez les sociologues. Cette perception est que les Africains en général sont plus sexistes que les « Occidentaux ». C’est cet a priori qui s’exerce à l’endroit des personnes d’origine africaine, quand bien même elles sont nées et ont été élevées en France ou dans un autre pays occidental. Mais nous portons sur ces personnes un regard qui, au lieu de chercher les ressemblances entre elles et les autres Français, cherche les différences : suppose, cherche et trouve des différences, et les met en valeur au détriment des ressemblances.

Ces différences peuvent exister ou être fantasmatiques, ou les deux à la fois. C’est une chose connue, mise en évidence par Letti Volpp [dans son article intitulé « Quand on rend la culture responsable de la mauvaise conduite », paru en 2006 dans Nouvelles Questions Féministes Vol. 25, No. 3, « Sexisme, racisme, et postcolonialisme »] que le même comportement est attribué dans le cas d’un homme blanc à sa psychologie individuelle et dans le cas d’un homme « de couleur » à sa « culture étrangère », ou plutôt présumée étrangère en raison de la nationalité de ses parents ou grands-parents. Dès lors que le sexisme est attribué, via une origine nationale ou ethnique « étrangère », à une culture également étrangère, le sexisme de l’individu est vu comme appartenant à cette culture étrangère, et il est plus mis en relief, plus remarqué que le sexisme ordinaire de notre propre culture, car la culture propre d’une personne, fût-elle sociologue, tend à être naturalisée, à n’être pas vue comme une culture ; le sexisme ordinaire qui fait partie de cette culture tend par conséquence à être minimisé, voire ignoré, comme élément culturel.

Un exemple de cela est que l’assassinat de femmes arabes ou musulmanes, à coups de pierres ou par le feu, par des hommes arabes ou musulmans, nous semble plus horrible que l’assassinat d’une femme blanche par un homme blanc à coups de poing. Nous n’approuvons jamais le meurtre, mais certaines méthodes — le feu, les pierres — nous semblent plus horribles que tuer à mains nues, parce que cette dernière méthode est courante en Occident. Le résultat — la mort — est le même, mais les jurys appliquent des peines beaucoup plus lourdes aux meurtres commis avec des méthodes exotiques qu’aux meurtres commis à mains nues. Cette dernière technique de mise à mort est implicitement vue comme une réaction « humaine », « spontanée », due à un état émotionnel lui aussi « humain » et « spontané » : battre à mort — qu’il s’agisse des gestes ou de l’état émotionnel où doit se mettre le meurtrier pour les accomplir — est vu comme « ordinaire », « pouvant arriver à tout le monde », faisant partie des extrêmes auxquels tout individu peut être conduit dans sa vie, auxquels il peut être conduit par la vie. Ainsi les meurtriers de femmes, tant qu’ils sont « de souche », sont-ils vus comme les protagonistes d’un « drame passionnel » si ce sont des amants ou des maris ou comme des « monstres » (des fous) si ce sont des inconnus, et toujours comme des individus. Les meurtriers non « de souche » sont vus comme des marionnettes — interchangeables — agies par les superstitions archaïques de leur culture. On n’a pas besoin de psychologie avec eux : il suffit de dire : « Ils sont turcs ».

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Pour aller plus loin :
-Transcription en anglais de la vidéo de Sarah Sloan McLeod « Slut shaming and why it’s wrong »
-Un article de Lady Dylan dans Madmoizelle, contenant la vidéo de Sarah Sloan McLeod « Slut shaming and why it’s wrong »
-Vidéo de Laci Green dans Sex + sur le « slut shaming » [sous-titres français disponibles]
- Article de Sophie Heine dans la revue Politique intitulé « Apparence physique, les femmes sont toujours perdantes »
-Article de l’auteure du blog Les questions composent, sur le viol, intitulé « Les victimes coupables. Yaka et Yakapa au dur pays de la réalité »
- Article de l’auteure du blog Les questions composent intitulé « Pourquoi porte-t-elle un petit short au ras du bonbon pour faire son jogging ? »
-Article de l’auteure du blog Crêpe Georgette intitulé « Comprendre la culture du viol "
-Article de l’auteure du blog Crêpe Georgette intitulé « Psst » [sur l’inégalité entre les hommes et les femmes dans la perception de la manière dont elles et ils s’habillent]
-Article de AC Husson sur Genre intitulé « Parler du viol : la parole des victimes » [dernier d’une série de 3 articles sur le viol, celui-ci s’intéresse à la difficulté pour les victimes d’être entendues lorsqu’elles parlent de leur agression]
-Article de Pierre Tévanian dans Les mots sont importants effectuant la critique des propos de Xavier Darcos mentionnés dans cet article
-Documentaire de Sophie Bissonnette sur l’ « hypersexualisation » des femmes, en particulier dans la publicité, et son impact sur les enfants
-Article de Christelle Hamel intitulé « De la racialisation du sexisme au sexisme identitaire » (portant notamment sur l’attribution exclusive du sexisme aux descendant-e-s d’immigré-e-s maghrébin-e-s en France)
-Article de Christine Delphy sur l’intersection du féminisme et de l’antiracisme

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Sur les Slutwalks :

Les « slutwalks », ou « marche des salopes » sont des défilés de femmes revendiquant leur liberté de s’habiller et de vivre comme elles le désirent, en particulier en ce qui concerne ce qu’elles font de leur sexualité. La première marche de ce type visant à lutter contre le « slut shaming » a eu lieu pour la première fois en 2011 à Toronto.

La question à 1000 euros (que je n’ai pas abordé et ne résoudrai pas) concerne la réappropriation positive du terme « salopes » qui est effectué dans les « slutwalks » par les femmes qui manifestent, et ainsi, la pertinence ou non, en termes de stratégie militante, de défiler éventuellement en petite tenue et en affirmant que l’on est fière d’être une « salope ».

Etant un homme cis11, et étant donc à l’abri de tout « slut shaming » me concernant, je pense n’avoir aucun avis pertinent sur cette question-là. En effet, je n’ai jamais eu à me la poser, et je ne peux de toute façon pas me la poser avec autant d’acuité qu’une personne qui se fait traiter (ou pourrait un jour se faire traiter) de « salope ».

La seule lapalissade que je me sens fondé à dire là-dessus est la suivante.

Les contorsions stratégiques auxquelles sont en proie les groupes féministes pour savoir si l’écho rencontré par une « marche des salopes » sera préférable à d’autres actions qui attireraient moins l’attention des médias dominants ou bien sera préjudiciable à leur dénonciation du « slut shaming », ou encore s’il est judicieux de retourner un stigmate patriarcal contre la société qui l’a produite, ne font que témoigner de la puissance dramatique de la domination masculine dans notre société : pour chercher à être entendues, les féministes sont contraintes de faire preuve d’une hyper-vigilance extraordinaire dans leurs moindres faits et gestes, alors que le premier huluberlu masculiniste qui grimpe sur une grue est reçu par le gouvernement dans les trois jours12

Quelques liens sur les « slutwalks »:
-Site officiel de la « Slutwalk » de Toronto
-Site officiel du « mouvement Slutwalk » en France
-Une présentation et une description des « slutwalks » par Marie Desnos dans un article de Paris Match [l’article présente le contexte de la manifestation de 2011 à Toronto et présente de façon élogieuse les mouvements « Slutwalk »]
- Une lettre ouverte des Black Women’s Blueprint aux organisatrices de la Slutwalk de Toronto [elles saluent l’initiative mais affirment ne pas vraiment s’y reconnaître, et doutent de la pertinence de la réappropriation du terme « slut » - en particulier parce qu’elles luttent pour que l’on cesse de considérer les femmes noires comme des femmes « chaudes » avec quiconque]
-Un article de l’auteure du blog Journal en noir et blanc intitulé « Femen, Slutwalk, le féminisme ‘nouvelle génération’ ? » [L’article présente les revendications portées par ces mouvements, les questions ou réserves qu’ils suscitent, et affirme que de toute façon, les féministes auraient toujours tort quoi qu’elles fassent]

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Notes


1 En voici un exemple, dans un article du blog « Les sales gosses » où l’auteure défend l’idée qu’elle se fait du féminisme (^)


2 Cet article de Sylvie Tissot me paraît très éclairant sur le sujet. Il ne porte pas exactement sur le « slut-shaming » mais sur le sexisme de militants qui luttent contre les publicités sexistes, et mon argumentation ici s’inspire directement de ce qu’elle dénonce dans cet article. (^)


3 Une petite vidéo présentant une accumulation de publicités sexistes; photos du catalogue de « Jours après Lunes », été 2011. (^)


4 Par exemple, un homme qui pourfend l’influence néfaste de la télévision, de la publicité, des magazines féminins, des clips (etc…) et qui s’en sert pour traiter de « salopes » ou de « connes sans cervelles » celles qui se réfèrent aux modèles féminins proposés par tous ces médias ne se demande jamais en quoi est-ce qu’il contribue lui-même à perpétuer cette situation qu’il dénonce en apparence : en faisant des remarques à sa copine sur le fait qu’elle devrait « se faire belle » pour lui, en faisant (ou en riant) des blagues sur les gros-se-s ou sur les personnes considérées comme « moches » , en trouvant bizarre qu’une femme sorte avec un homme plus âgé, en consommant des films pornographiques… Par ailleurs, l’idée qu’il soit lui-même « aliéné » par un modèle dominant de ce que devrait être « un homme », modèle qui lui procure tout un tas d’avantages sociaux, et auquel il est sommé de se conformer le plus possible (comme l’indique cet article de l’auteure du blog Crêpe Georgette) lui passe bien sûr totalement au-dessus de la tête. (^)


5 Dans cet article, je me focalise sur les hommes pour deux raisons principales.
1- J’ai vu cette stigmatisation presque systématiquement effectuée par des hommes, ce qui ne me semble pas très étonnant… En effet, comme je cherche à le montrer dans cet article, ce type d’attaques entérine l’idée que ces derniers ont le droit de vivre et de se déplacer comme ils l’entendent alors que le corps des femmes n’existerait qu’en tant qu’objet de désir destiné à leur regard, objet qu’il faudrait pour cette raison surveiller et contrôler. Ainsi, critiquer également les hommes et les femmes revient à mon avis à faire comme si ces dernières tiraient le même bénéfice que les hommes de cette stigmatisation, ce qui relève de la mystification la plus grossière.
2- Je pense discerner plus exactement la manière dont les hommes peuvent stigmatiser des femmes sans aucun scrupule, voire sans s’en rendre compte : en effet, en tant qu’homme, j’ai vu tous ces travers très régulièrement chez beaucoup de mes amis, et j’ai moi-même longtemps cru et adhéré aux discours vomitifs que je dénonce dans cet article (en tout cas, suffisamment pour ne pas être choqué en les entendant, durant des années)… Mais en ce qui concerne les femmes, je préfère ne pas risquer d’hypothèses car je ne comprends pas bien comment certaines femmes peuvent par moments reprendre à leur compte ce type d’insultes patriarcales, et je ne veux pas dire de bêtises à ce sujet. En tout cas, je suis convaincu que l’on ne peut pas considérer comme identiques les mécanismes qui amènent la plupart des hommes et certaines femmes à tenir ce genre de propos stigmatisants, tout simplement parce que les hommes et les femmes ne subissent pas les mêmes contraintes, ne sont ni perçu-e-s ni élevé-e-s de la même façon, et que contrairement aux hommes, les femmes, elles, sont des victimes –au moins potentielles– de cette stigmatisation. De ce fait, je pense que mon point de vue masculin m’empêche de comprendre clairement ce phénomène là, et c’est aussi pour cette raison que je préfère ne pas m’y attarder.
Voilà pourquoi je concentre ici mes critiques sur les hommes, et ne me sers de propos de femmes (la baronne de Rotschild) qu’à titre d’illustration. (^)


6 L’auteure du blog Les questions composent explique ce dernier point d’une façon beaucoup plus précise et convaincante que moi, dans ce superbe article intitulé « Mépris et misogynie ordinaire » (^)


7 Parmi de nombreux autres exemples, on peut se référer à cette tribune rédigée par Pascale Senk parue dans le Monde, et disponible ici sur le site de l’Observatoire de l’Âgisme. P. Senk explique comment la quasi-totalité des journaux féminins français qu’elle a contacté a refusé de publier un article intitulé « L’art de vieillir », contenant des interviews de nouveaux retraités partageant leur expérience, car « on ne peut pas parler comme ça de la vieillesse à nos lectrices ». On peut lire aussi avec intérêt cette interview de Geneviève Sellier qui pointe les inégalités flagrantes (en termes d’âge) pour les rôles au cinéma entre les hommes et les femmes. (^)


8 Un exemple caricatural de cela est fourni par le port de la jupe au collège. Interdite parce qu’elle est trop courte et manifestement provocatrice, et aboutissant à l’exclusion d’une élève parce qu’elle est trop longue et manifestement oppressive. Ces distinctions entre jupe sexy, jupe islamique, jupe qui libère trop et jupe qui enferme, jupe de « salope » et jupe de musulmane qui constitue « un danger », sont pathétiques. On attend toujours la circulaire du ministère de l’éducation définissant la longueur, le tissu et la couleur de la jupe républicaine, décente et laïque. (^)


9 Les « jeunes de banlieue » sont en effet des entités mystérieuses dont on suppose de façon fantasmatique qu’ils sont tous musulmans et d’origine maghrébine et par conséquent (?!), sexistes, violents, bref très dangereux à la différence des autres « vrais » français… Ce délire consistant à assigner arbitrairement de telles caractéristiques à la catégorie floue des « jeunes de banlieue » peut aller très loin dans l’absurde et le ridicule, un exemple rocambolesque étant fourni ici par le sublime Robert Ménard, affirmant dans cette émission-débat de février 2013 (à partir de 23’25) qu’ « 1 enfant sur 2 qui naît en Seine St-Denis est musulman, d’après les statistiques »… (^)


10 Les conditions de vie des femmes sont en effet censées être catastrophiques « dans les cités » (c’est-à-dire seulement là, et nulle part ailleurs), et il y a fort à parier qu’une femme se faisant traiter de « salope » à la télévision ne l’est pas par un ministre ou un député mais généralement par un « jeune de banlieue » dans un reportage… Un petit exemple de dénonciation du « slut shaming » attribué exclusivement à des « jeunes de banlieue » ici, dans un journal télévisé de France 2. Un exemple plus flagrant est constitué par le reportage « La cité du mâle » dont l’unique angle d’approche est la dénonciation des violences dans « les cités » et en particulier en Seine-Saint-Denis où une jeune femme, Sohane Benziane, a été brûlée vive par son compagnon. Le sexisme des hommes que l’on voit dans le reportage est réel et évidemment condamnable, mais le reportage fait explicitement de ce sexisme l’apanage de « la barbarie machiste qui sévit dans les cités », alors que la quasi-totalité des propos nauséabonds et des idées sexistes défendues par la plupart des intervenants de ce reportage auraient certainement pu être constatés n’importe où ailleurs dans notre société (voir la critique de ce reportage effectuée ici par Mona Chollet) . (^)


11 Une personne « cis » ou « cisgenre » (du préfixe latin signifiant « du même côté ») est une personne pour qui il n’existe pas de conflit apparent entre le genre qui lui est assigné dès la naissance par la société en fonction de ses organes génitaux, et celui par lequel elle se définit elle-même. Exemple : je suis né de sexe masculin, je suis perçu et considéré socialement comme étant « un homme », et je me vis et me définis moi-même comme étant un «homme ». (^)


12 Voici un article d’Aurélie Fillod-Chabaud sur ce sujet, décrivant la complaisance avec laquelle cette initiative masculiniste a été médiatisée. (^)


Le "male gaze" (regard masculin)

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Après l’article de Thomas la semaine dernière sur le "slut-shaming", on continue avec les concepts féministes difficilement traduisibles. To gaze signifie en effet "regarder fixement", "contempler"; on peut le traduire par "regard masculin", que j’emploierai alternativement avec l’expression anglaise.

Issu de la critique cinématographique, ce concept est devenu central dans le vocabulaire du féminisme anglophone. Le "male gaze" peut en effet être étudié au cinéma, mais aussi dans d’autres domaines de la culture visuelle (BD, publicité, jeux vidéo…). Selon moi, on peut aussi l’étendre à l’expérience quotidienne, celle d’un regard omniprésent, un regard qui est aussi jugement et auquel on ne peut pas échapper.

Origines du concept: Laura Mulvey, "Visual pleasure and Narrative cinema"

En 1975, la critique de cinéma Laura Mulvey forge et définit le concept dans un article intitulé "Plaisir visuel et cinéma narratif". Cet article a exercé une très grande influence sur les études cinématographiques. Elle utilise le cadre de la psychanalyse freudienne et lacanienne (analyse du rôle joué par le regard dans le stade du miroir) dans une perspective féministe et polémique. Je ne reprendrai ici que ce qui concerne le concept lui-même et ce qu’il apporte à la théorie féministe.

Mulvey distingue trois types de regards: celui de la caméra sur les acteurs et actrices, celui du public regardant le produit final, et celui des personnages se regardant les uns les autres au sein du film. Pour renforcer l’illusion cinématographique et réduire autant que possible la distance du public avec le film (il faut faire en sorte que le public oublie qu’il regarde un film), le cinéma narratif (qui raconte une histoire) efface les deux premiers regards au profit du 3ème. Le résultat est qu’on voit le film à travers les yeux des personnages, mais pas n’importe lesquels: dans l’écrasante majorité des cas, il s’agit du regard du héros masculin. Dans cette configuration, Mulvey décrit les personnages masculins comme actifs, par opposition aux personnages féminins passifs, regardés. Le rôle traditionnel du personnage féminin est donc double: elle est objet érotique pour le personnage et pour le spectateur masculins. Les spectatrices se voient en outre dans l’obligation d’adopter, elles aussi, le "male gaze", le regard masculin.

Melvey analyse notamment des films de Hitchcock, fasciné comme on sait par le voyeurisme (dans ses films comme dans la vie). Je trouve cette image, tirée de Fenêtre avec vue, film dans lequel le regard est évidemment central, particulièrement éclairante.

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Au premier plan, Grace Kelly (Lisa Fremont) est allongée dans une attitude faussement nonchalante, consciente du regard de James Stewart (L.B. "Jeff" Jefferies) sur elle alors qu’elle lui tourne le dos. Le regard du spectateur n’épouse pas exactement celui du personnage masculin, puisqu’il la regarde de face alors que Jeff la regarde de dos; mais elle est offerte aux deux, qui fonctionnent de manière complémentaire, l’embrassant dans un regard unique et omnipotent. On peut lire ici une analyse du "male gaze" dans ce film, en anglais.

Cela n’est évidemment pas valable que pour le cinéma. Mulvey voit dans ce dispositif un avatar du rôle traditionnel de la femme dans les représentations artistiques, à la fois exhibée et regardée, passive, pour le plaisir du regard masculin.
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Cette situation provoque une asymmétrie de pouvoir:

    le pouvoir du protagoniste masculin contrôlant les événements coincide avec le pouvoir actif du regard érotique, tous deux procurant une impression satisfaisante d’omnipotence. Les caractéristiques glamour d’un acteur star ne sont pas celles de l’objet érotique du regard ("gaze"), mais celle de l’ego idéal plus parfait, plus complet, plus puissant conçu dans le moment originel de reconnaissance en face du miroir [référence à la théorie lacanienne mentionnée ci-dessus].

La femme fonctionne comme icône, et peut être en tant que telle montrée fragmentée (gros plans sur des parties de son corps), alors que la figure masculine active a besoin d’un espace en trois dimensions pour se réaliser et pour provoquer un phénomène de reconnaissance et d’identification de la part du spectateur.

On voit donc que ce concept est un outil majeur pour l’analyse des représentations du féminin et du masculin et la mise en évidence des asymmétries qui les sous-tendent. Avant de montrer en quoi il s’applique à d’autres domaines de la culture visuelle, il faut signaler que ce "male gaze" est aussi la plupart du temps un regard hétérosexuel et blanc.

The white, male, heterosexual gaze

Cette vidéo montre très bien que le "regard masculin" est aussi, quasi automatiquement, un regard hétérosexuel. L’argument est résumé d’entrée: "because most films are made by heterosexual men, they are shot from the perspective of a straight man and force that perspective on the audience" (parce que la plupart des films sont faits par des hommes hétérosexuels, ils sont tournés selon la perspective d’un homme straight et obligent les spectateurs/trices à adopter cette perspective). On nous force, en d’autre termes, à voir le film (ou n’importe quoi d’autre) du point de vue d’un homme hétéro, ce qui contribue à ériger ce point de vue comme la norme et à rendre invisibles les types de sexualités et de rôles de genre qui ne rentrent pas dans ce schéma regardants – regardées.

La vidéo n’est malheureusement pas traduite mais les images parlent d’elles-mêmes.

Les exemples illustrent la dimension "iconique" évoquée plus haut, qui autorise à fragmenter l’image pour se concentrer sur des parties de corps féminins. Nous sommes complètement habitué-e-s à cette manière de filmer le corps féminin (gros plans, caméra remontant des chevilles au visage…); pourtant, cela met en danger l’illusion cinématographique, avec comme seul objectif le plaisir du spectateur masculin hétérosexuel.

Selon l’auteur de la vidéo, certains plans sur des corps masculins (on remarquera qu’ils sont alors traités comme les corps féminins "iconiques", c’est-à-dire fragmentés) sont de toute évidence destinés à un public féminin et gay (le public lesbien pouvant, selon lui, trouver son compte dans le "male gaze", ce qui me semble discutable). Mais ces scènes sont destinées soit à un public très spécifique, soit, dans des films visant un public hétéro, à présenter le personnage masculin comme un modèle. Ces plans ne viseraient pas à objectifier les personnages en question mais à les présenter aux spectateurs masculins hétéro comme une version idéalisée d’eux-mêmes — ce qui est aussi l’argument de Laura Mulvey quand elle parle de "l’ego idéal plus parfait, plus complet, plus puissant" . Il fait remarquer que ces plans sont souvent statiques, vus de loin, et montrent presque l’intégralité du corps, par opposition aux gros plans en ralenti sur des parties de corps féminins (à partir de 3’36). Ce sont là "des images de force et de pouvoir", et il ajoute: "les hommes hétéros retirent de ces images quelque chose de différent que, par exemple… moi".

Une autre théoricienne féministe du cinéma, E. Ann Kaplan, a proposé quant à elle le concept de "imperial gaze" dans une perspective post-colonialiste. Elle s’appuie sur le concept de "male gaze" pour mettre en évidence d’autres rapports de pouvoir à l’oeuvre dans le regard, par lequel les observé·e·s se trouvent défini·e·s en fonction des valeurs et des préférences des observateurs/trices privilégiée·e·s. L’"imperial gaze" reflète l’hypothèse selon laquelle le sujet occidental blanc est central, tout comme le "male gaze" implique la centralité du sujet masculin.

Male gaze et culture visuelle

Le concept est devenu central dans la théorie féministe et les "media studies". J’en donnerai juste quelques exemples.

Jeux vidéo

Dans un article publié sur ce blog, "Pour le plaisir des yeux masculins", Mar_Lard analyse (brillamment comme toujours) la façon dont le "male gaze" fonctionne dans les jeux vidéo, même si elle n’emploie pas le concept lui-même. Elle cite par exemple le créateur du personnage de Lara Croft, Toby Gard: « Si le joueur va regarder un cul pendant des heures et des heures, autant que ce soit un joli cul.» Il s’agit en effet d’un jeu d’aventure à la 3ème personne, où la perspective du joueur (ou de la joueuse, mais cela ne compte visiblement pas pour T. Gard) ressemble à ça:
lara

On ne peut évidemment pas analyser un jeu vidéo comme un film, mais on peut remarquer que ce jeu vidéo comme de multiples autres présuppose un regard masculin. Dans Lara Croft, ce regard est porté sur le personnage principal, qu’on ne saurait accuser d’être passive; mais le plus souvent, la fonction principale des personnages féminins dans les jeux vidéo est, comme le dit Mar_Lard, la satisfaction des "yeux masculins".

Bande dessinée et comics

Les exemples sont innombrables. Dans cet article, par exemple, Karen Healey parle ("éxécute" serait plus juste, et c’est joussif) de All Star Batman And Robin, the Boy Wonder de Frank Miller. Elle évoque notamment cette image que j’aime particulièrement, puisqu’elle représente le derrière parlant de Vicki Vane (et non le derrière de Vicki Vane parlant, la nuance est importante).

Vicki's talking butt

On a également droit aux instructions de Miller au dessinateur Jim Lee:

Vicki continue. Elle penche la tête, secoue les cheveux. Détaille son SOUTIEN-GORGE. Ca va les rendre dingues, Jim.

Vicki continue. Elle penche la tête, secoue les cheveux. Détaille son SOUTIEN-GORGE. Ca va les rendre dingues, Jim.

Plan sur son corps - haut des cuisses. Donne-nous un angle encore meilleur sur la poupée. De face. Marchant droit sur nous. Elle sait ce qu'elle vaut. Fais-les baver.

Plan sur son corps – haut des cuisses. Donne-nous un angle encore meilleur sur la poupée. De face. Marchant droit sur nous. Elle sait ce qu’elle vaut. Fais-les baver.

OK, Jim, je n'ai peur de rien. Faisons un PLAN SUR SON CUL. Détails de sa culotte. Ballons vus du dessus. Elle marche, comme toujours elle n'arrête pas de bouger. On ne peut pas cesser de la regarder. Surtout qu'elle a un cul magnifique.

OK, Jim, je n’ai peur de rien. Faisons un PLAN SUR SON CUL. Détails de sa culotte. Ballons vus du dessus. Elle marche, comme toujours elle n’arrête pas de bouger. On ne peut pas cesser de la regarder. Surtout qu’elle a un cul magnifique.

Dans cette scène, Vicki est seule et se parle à elle-même. La scène est donc purement destinée à satisfaire le public masculin. Les instructions sont sans ambiguïté. "It’ll drive them crazy" (ça va les rendre fous); "Walking right at us" (marchant droit sur nous), "Make them drool" (fais-les baver), "We can’t take our eyes off her" (on ne peut pas cesser de la regarder): ce qui est désigné tantôt par "ils", tantôt par "nous", c’est un public exclusivement mâle et hétérosexuel. Du pur fan service au profit du "male gaze".

Publicité

J’ai publié il y a plus d’un an ici-même une série d’articles intitulée "Malaise dans la pub", où l’on trouvera plusieurs exemples du "male gaze". J’évoquais en outre la présomption d’hétérosexualité qu’on retrouve dans d’innombrables publicités, qui pré-supposent un regard masculin hétérosexuel. Quelques exemples:

Celle-ci a été censurée, on se demande bien pourquoi

Celle-ci a été censurée, on se demande bien pourquoi

williams-pub-sexisme-inside

Publicité pour Digital, marque d'électroménager (oui oui)

Publicité pour Digital, marque d’électroménager (oui oui)

Lynx

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Virgin

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Les exemples ci-dessus (sept parmi des millions; pour d’autres exemples, vous pouvez faire un tour sur mon tumblr) illustrent deux types de représentation extrêmement répandus. Le premier, dont j’ai déjà parlé à propos du cinéma, est la fragmentation: femmes sans tête, déshumanisées, de purs objets de contemplation pour le plaisir du "male gaze". Le second est plus subtil mais non moins répandu. Avez-vous remarqué le regard de ces femmes? Elles vous regardent, souvent droit dans les yeux. Elles savent que vous les regardez, elles aiment ça et elles en jouent.

Dans Gender Advertisements, Erving Goffman fait remarquer que dans les publicités, les femmes posent souvent avec la tête inclinée, dans une attitude qu’on peut lire, selon lui, comme "une acceptation de la subordination, une expression d’intégration, de soumission et d’apaisement". Cette attitude est souvent combinée avec un doigt posé sur la bouche (avec signification sexuelle claire, cf. la pub Foire de Paris) ou sur le visage dans une attitude enfantine.


Si vous n’êtes pas convaincu-e du caractère étrange de ces poses, et du fait qu’elles connotent la soumission, imaginez des hommes à la place (à partir de 2’50).

Les exemples ci-dessus sont donnés dans un "web-essay" très intéressant, qui souligne qu’elles sont tirées pour la plupart de magazines féminins — et destinées, donc, à des regards féminins. Alors comment peut-on expliquer ces attitudes, ces poses? Même si ces publicités sont destinées à des femmes, nous sommes appelées à nous identifier à la personne regardée (le mannequin) et à un spectateur masculin hétérosexuel. Nous voulons être cette femme parce que les hommes veulent avoir cette femme.

Les auteurs font remarquer que dans ces publicités, on fait poser les mannequins de manière à montrer non seulement qu’elles savent qu’on les regarde, mais qu’elles contrôlent ce regard. Ces attitudes en apparence enfantines ou soumises sont donc présentées comme stratégiques: le vrai succès, le vrai pouvoir résiderait dans le fait d’attirer et de contrôler le regard. En d’autres termes, le pouvoir pour les femmes passe par le contrôle qu’elles exercent sur le regard masculin. Même quand il est absent, même quand il n’est pas le premier destinataire, il est toujours sous-entendu, impossible de lui échapper.

Comme l’écrit John Berger dans Ways of seeing: "Les hommes ‘agissent’ et les femmes ‘apparaissent’. Les femmes se voient étant vues." Les femmes ont l’habitude de se voir à travers les yeux d’un homme, réel ou non, parce que le spectateur idéal est toujours, implicitement, masculin.

L’expérience permanente de "se voir vue"

Cette analyse ne vaut pas seulement pour les produits de la culture visuelle. C’est une expérience que vivent en permanence les femmes, même si elles en ont plus ou moins conscience.

Dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir évoque une anecdote que lui a racontée une femme:

    A 13 ans je me promenais, jambes nues, en robe courte. Un homme a fait en ricanant une réflexion sur mes gros mollets. Le lendemain, maman m’a fait porter des bas et allonger ma jupe: mais je n’oublierai jamais le choc ressenti soudain à me voir vue.

Si vous êtes une femme, pensez à la première fois où vous avez pris conscience du "male gaze", et du fait que cela ne s’arrêterait plus. Pensez à la première fois qu’on vous a klaxonnée dans la rue, qu’on vous a crié "Eh Mademoiselle" pour vous demander numéro de téléphone, sourire ou fellation.

Rien ne permet d’échapper au "male gaze", qui est aussi, toujours, un jugement. Vous êtes une grande athlète? Oui, mais si vous êtes moche, vous ne méritez sans doute pas de gagner.

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Tous ces tweets ont été écrits par des hommes, ce qui ne veut pas dire que des femmes ne peuvent pas tenir des propos similaires. Au contraire: l’un des aspects les plus pernicieux du "male gaze" est qu’il devient naturel, omniprésent, nous l’intégrons comme le nôtre et nous jugeons entre femmes en fonction de cela. On en revient à l’analyse de Laura Mulvey: le point de vue masculin est implicite mais omniprésent.

Dans un chapitre consacré au mariage, Simone de Beauvoir écrit que, socialement, "l’homme est un individu autonome et complet", par opposition aux femmes (ainsi, par le mariage, la femme passe traditionnellement du contrôle du père à celui du mari, ce qui est toujours perceptible aujourd’hui à travers le changement de nom). Les femmes ne sont pas des individus autonomes et complets: elles n’existent que par et pour le regard masculin. D’où, notamment, le phénomène d’invisibilisation des lesbiennes (élément majeur de la lesbophobie) : une femme n’existant pas pour le regard masculin n’existe tout simplement pas — à moins, bien sûr, que le lesbianisme ne soit qu’une manière d’attirer l’attention des hommes, idée ô combien répandue. Quand je vous dis qu’on ne peut pas y échapper.

AC Husson

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Pour aller plus loin

"What is the male gaze" sur le (très utile) site d’introduction au féminisme Feminism 101.
"Notes on ‘The Gaze’", par Daniel Chandler.
"The Male Gaze" sur The Gender Ads Project.
John Berger, 1972, Ways of Seeing, British Broadcasting Corporation and Penguin Books.
Erving Goffman, 1979, Gender Advertisements, MacMillian (traduction française partielle ici: "Le déploiement du genre").
Erving Goffman, 1977, "La ritualisation de la féminité", dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 14, avril 1977, pp. 34-50 (extrait de Gender Advertisements).
Laura Mulvey, 1975, "Visual Pleasure and Narrative Cinema", Screen, vol. 16 (3), pp. 6-18. Disponible en ligne.
Laura Mulvey, "Repenser ‘Plaisir visuel et Cinéma narratif’ à l’ère des
changements de technologie", trad. française dans Lignes de fuite, en ligne.
Thomas Streeter, Nicole Hintlian, Samantha Chipetz et Susanna Callender, "This is not sex. A Web Essay on the Male Gaze, Fashion Advertising, and the Pose".


Arguments anti-féministes (1) "Les féministes d’aujourd’hui…"

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Je commence une nouvelle série de billets destinés à répondre de manière (je l’espère) simple et claire aux arguments anti-féministes les plus courants. Je ne parle pas des arguments sexistes en général, mais plus particulièrement de ceux qui visent à faire taire les féministes, et j’exclus d’emblée les "mal-baisée" et autres "si t’étais belle tu dirais pas ça" que je ne considère pas comme des arguments (bien que d’autres aient visiblement du mal à faire la différence).

Voici une liste d’arguments que je me propose de traiter, elle est susceptible d’évoluer en fonction de vos suggestions. N’hésitez pas à m’en faire, ces billets sont destinés à répondre soit à vos questions, soit aux arguments et questions auxquels vous avez du mal à répondre.

    - Les féministes d’aujourd’hui ne veulent pas l’égalité: elles veulent [dominer les hommes, etc.].
    - L’égalité est un leurre, les hommes et les femmes sont complémentaires; les hommes et les femmes ont des destins naturels différents.
    - Les féministes sont trop agressives.
    - Les féministes détestent les hommes.
    - Pourquoi parler de féminisme et pas d’humanisme?
    - Les combats féministes sont futiles par rapport à la souffrance des femmes en Afghanistan (ou d’autres pays, si possible très loin).

Aujourd’hui donc, tous les arguments commençant par "les féministes d’aujourd’hui", et en particulier "Les féministes d’aujourd’hui ne veulent pas l’égalité, elles veulent dominer les hommes". Généralement, le sous-entendu est le suivant: "l’existence des féministes était justifiée quand les femmes ne disposaient pas des mêmes droits que les hommes. J’aurais d’ailleurs été féministe à cette époque. Mais aujourd’hui ce n’est plus le cas."

Il faut distinguer deux choses dans cet argument: la distinction féminisme d’hier / d’aujourd’hui et l’idée que les féministes revendiqueraient non pas l’égalité mais la supériorité sur les hommes.

Féminismes "d’hier" et "d’aujourd’hui"

D’abord, l’apparence de consensus à propos des féministes "d’hier" (quant à la date de péremption de cette catégorie, mystère). On en croirait presque que les combats féministes de l’époque, centrés sur l’égalité des droits, faisaient l’unanimité. On croirait presque qu’être féministe était tout naturel; ou alors, on contourne la difficulté en disant "mais bien sûr qu’à l’époque j’aurais été féministe". C’est oublier que jamais, à aucun moment de son histoire, le féminisme n’a été un mouvement prédominant ni n’a fait l’unanimité. Jamais les revendications féministes n’ont été bien accueillies positivement au moment où elles étaient formulées – que dis-je: qu’elles ont toujours été décriées, moquées, violemment réprimées par la société contemporaine.

C’est vrai pour des choses aussi évidentes aujourd’hui que la possibilité de travailler hors du foyer ou de voter; c’est vrai, ô combien, pour le droit à la contraception et à l’avortement, toujours à défendre aujourd’hui.

anti-suffragettesanti-suffragettes_2anti-avortement

Il est donc bien joli de se revendiquer du féminisme historique, ou de décréter que le féminisme "d’aujourd’hui" n’est pas acceptable. C’est l’un des nouveaux visages de l’anti-féminisme. Il est devenu théoriquement impossible, avec le temps, de contester aux femmes l’égalité des droits. Ce n’est pas parce que la société est féministe, oh là non; c’est parce que les combats féministes d’hier, victorieux, sont devenus des évidences. Ils ne sont plus des combats, justement. Personne ne dirait sans ridicule aujourd’hui "je suis féministe, je soutiens le vote des femmes" ou "je suis féministe, ma femme a ouvert un compte en banque sans ma permission". Facile, donc, de reconnaître la validité des combats d’hier, quand les féministes ont triomphé; facile aussi, surtout d’un point de vue de dominant, de balayer d’un revers de main les combats d’aujourd’hui.

Egalité ou inversion de la domination?

Sous prétexte que l’égalité des droits aurait été atteinte, il est courant d’entendre aujourd’hui que les féministes ne peuvent désormais désirer que dominer à leur tour les hommes. Cet argument suppose, donc, l’existence de l’égalité.

Il est devenu habituel de distinguer féminismes de la 1ère et de la 2ème vague. Pour résumer, la 1ère vague revendiquait l’égalité des droits, tandis que la 2ème, qui commence dans les années 60-70, vise l’égalité réelle, en s’attaquant aux fondements de la domination masculine et en cherchant à changer les mentalités. On a donc beau jeu de dire "mais vous l’avez, l’égalité!" si par cela on entend l’égalité des droits. Oui, certes, les femmes peuvent aujourd’hui voter, étudier, travailler hors du foyer, ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari. Cette égalité restera cependant théorique tant que persisteront les discriminations, les stéréotypes limitant les possibilités des femmes, les violences de genre, la culture du viol.

Non, l’égalité n’est pas atteinte, c’est pourquoi les féministes continueront à se battre.

Et si vous pensez que l’objectif des féministes est d’inverser les rapports de pouvoir, vos prémisses sont différentes: vous reconnaissez bel et bien que les femmes sont dominées et vous souhaitez perpétuer cette situation. Vous avez donc inventé un mythe anti-féministe (un mythe, oui, car je vous mets au défi de trouver un texte féministe exprimant cet objectif) afin de sauvegarder votre position de dominant. En un mot, vous êtes masculiniste.

AC Husson


Arguments anti-féministes (2) "Tu es trop agressive, cela nuit à ton message"

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Agressive: se dit en particulier d’une féministe avec laquelle on est en désaccord.

Étrangement, c’est l’un des arguments les plus difficiles à contrer. Pourquoi? Parce que ce n’en est pas vraiment un. C’est surtout un moyen de détourner ou clore le débat, de discréditer la personne d’en face sans avoir à répondre à ses arguments.

Dans les milieux féministes en ligne, ce phénomène est connu comme le "tone argument" (argument de/du ton). Le Geek Feminism Wiki en donne une bonne définition:

    [C'est] un argument utilisé dans des discussions, [...] suggérant que les féministes auraient plus de succès si elles (ils) s’exprimaient sur un ton plus agréable. Il est aussi parfois décrit comme "on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre", une variante particulière de l’argument de ton.

    L’argument de ton est une forme de détournement de la conversation

    [derailment], ou un leurre, car le ton d’une affirmation est indépendant du contenu de l’affirmation en question, et le fait d’attirer l’attention sur le ton détourne du problème dont il est question.

L’emploi de l’argument de ton empêche la (le) féministe accusé-e de développer son propre argument et vise in fine à la (le) faire taire.

C’est sûrement l’un des arguments les plus entendus et les plus stéréotypés. Il est en partie lié aux normes de genre: les femmes ne sont pas censées s’exprimer de manière déterminée ni revendicative, ni hausser le ton. Une femme qui parle fort, c’est vulgaire (c’est le stéréotype insultant de la poissonnière); une femme qui s’emporte est forcément irrationnelle, d’ailleurs elle a sûrement ses règles, non?

On a vu ce stéréotype à l’œuvre pendant la campagne de 2007. L’agressivité du premier, à laquelle il a essayé de mettre un frein au tournant de son quinquennat ("Casse-toi pauv’con"), fait partie d’une stratégie consistant à surjouer une certaine forme de virilité. Elle a été dénoncée, certes, mais aussi interprétée comme l’expression de sa détermination, de sa force, etc. L’agressivité (réelle ou supposée) de Royal n’a en revanche jamais été interprétée de manière positive et a fourni un prétexte idéal à ses adversaires pour la discréditer. Ainsi, au lendemain du débat d’entre-deux tours, on pouvait lire ceci:

    Invité de RTL, Nicolas Sarkozy s’est déclaré "un peu étonné d’une certaine agressivité" de Ségolène Royal lors du face-à-face de la veille. "C’était peut-être volontaire, peut-être une stratégie de sa part. Je ne la conteste pas, ou ne la critique pas", a-t-il expliqué. Le candidat UMP a ajouté que la colère manifestée par sa rivale socialiste pendant le débat était "une forme d’intolérance". "C’est au fond assez révélateur des réactions d’une certaine gauche qui considère comme illégitime toute personne qui n’a pas ses idées", a-t-il affirmé, tout en minimisant l’importance du débat dans le choix des Français dimanche. "Je n’ai pas cette vision dramatique d’un moment de la campagne", a-t-il déclaré.

Et deux jours avant l’élection:

    [Nicolas Sarkozy] est revenu sur le débat télévisé souvent houleux qui l’a opposé mercredi soir à Ségolène Royal. La candidate socialiste l’a vigoureusement accroché, notamment sur le nucléaire et sur la scolarisation des enfants handicapés.

    "Mme Royal a choisi d’être agressive, c’est son choix, c’est un choix que je respecte", a-t-il déclaré. "Je pense qu’elle a tort car la France est un pays où il y a beaucoup d’énergie. Il faut donc le diriger, le représenter, l’incarner de façon tolérante, ouverte et respectueuse."

    "Mais j’imagine que ses conseillers lui ont dit qu’il fallait être très agressive. De ce point de vue-là, elle a réussi son débat. Elle a été très, très agressive", a-t-il ajouté.

Dans le premier article, il n’est même pas question des sujets abordés pendant le débat. Il y est rapidement fait allusion dans le second ("notamment le nucléaire et la scolarisation des enfants handicapés"), mais Sarkozy, lui, n’en parle jamais. Il se contente, bien qu’il s’en défende, de juger l’attitude de son adversaire ("très, très agressive") pour en conclure qu’elle est incapable de diriger le pays. Le contenu du débat et la cause de la colère de Royal ne comptent absolument pas.

L’agressivité est un des stéréotypes les plus souvent associés aux féministes, même par ceux et celles qui affirment reconnaître la validité de leurs propos. Vous pouvez demander l’égalité (c’est trop aimable…) mais faites-le poliment, ne haussez pas le ton, ne vous énervez pas: cela nuirait à votre message. Faut-il rappeler que notre colère fait partie intégrante de ce message, qu’elle est justifiée et alimentée chaque jour, chaque minute par les multiples abus dont les femmes sont victimes?

L’entrée du Geek Feminism Wiki sur le "tone argument" donne également cette métaphore, très utile:


    If you tread on someone’s toes, and they tell you to get off, then get off their toes. Don’t tell them to "ask nicely".
    (Si vous marchez sur les orteils de quelqu’un, et que cette personne vous demande d’arrêter, alors arrêtez. Ne lui dites pas de le "demander gentiment".)

AC Husson


Arguments anti-féministes (3) "Tu donnes une mauvaise image des féministes"

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Arguments précédemment traités:
Les féministes d’aujourd’hui…
Tu es trop agressive, cela nuit à ton message.

Je suis toujours fascinée (et exaspérée) par cette idée que les féministes formeraient une espèce de corps unique, et que les propos d’une féministe engageraient l’image et la survie de l’ensemble du corps. Vous êtes en désaccord avec une féministe? En quoi cela engage-t-il votre vision du féminisme (il faudrait d’ailleurs parler de féminismeS) et des féministes dans leur ensemble?

Il faut remarquer que c’est aussi un phénomène lié plus généralement aux femmes, et exclusivement à elles. Les actes et propos de l’une d’entre elles semblent engager "l’image" de toutes les femmes. On l’a vu au sujet de Nabilla par exemple, accusée de détruire à elle seule des décennies de féminisme à cause de l’"image" qu’elle donnerait des femmes. On imagine mal le même reproche appliqué à un homme: "quel idiot, regardez quelle image il donne des hommes!".

Toute prise de parole d’une féministe est scrutée, observée, décortiquée, au cas où ce qu’elle dit pourrait révéler que "le féminisme" dans son ensemble est une fraude. Combien de fois ai-je vu des sympathisants auto-proclamés déclarer, après s’être disputés avec une féministe, que cela remettait en question leur "sympathie" pour la cause? Sympathie bien fragile, visiblement, si elle peut être mise en danger par le moindre faux pas (réel ou supposé) de la part d’une seule représentante de la cause en question. A moins que vous ne considériez que le féminisme est tellement fragile et peu légitime en soi que le moindre faux pas suffit à faire s’écrouler l’édifice – et là on entre dans un tout autre débat.

La "mauvaise image" des féministes, parlons-en. C’est un argument qui revient très souvent dans les commentaires et dans mes discussions sur Twitter, souvent lié à celui de l’"agressivité": les féministes doivent travailler à donner d’elles une "bonne image", en particulier dans les médias. Pour cela, mieux vaut éviter de hausser le ton, de parler de sujets qui fâchent, de dénoncer le sexisme à tout va (en fait, mieux vaut éviter d’être féministe…). Comme si l’objectif des féministes était de se faire bien voir. Rappel: l’objectif des féministes est le changement des mentalités et, pour un grand nombre d’entre nous, l’abolition du patriarcat, c’est-à-dire un changement de société. Notre objectif n’est pas d’avoir une "bonne image", il n’est pas de vous conforter dans vos petites habitudes et certitudes, mais au contraire de vous pousser à ouvrir les yeux sur la réalité du patriarcat. Et ce n’est pas à coups de "bonne image" et de compromis que nous y parviendrons.

On m’objectera qu’il faut bien donner envie aux gens d’être féministes. Mais le féminisme n’a pas à être attirant, glamour, sexy, il ne doit pas se soumettre aux critères d’acceptabilité de notre société patriarcale. Ses idées, ses actions, sa théorie (extrêmement riche, et largement ignorée) suffisent. Se renseigner, écouter, réfléchir, voilà les clés pour arriver au féminisme et dépasser les stéréotypes anti-féministes qui ont pour seul objectif d’empêcher, justement, la réflexion et la remise en cause de l’ordre patriarcal. Cette vidéo de Feminist Frequency, portant spécifiquement sur l’"épouvantail féministe" et les stéréotypes anti-féministes dans les films hollywoodiens, l’explique très bien. (Cliquez sur le bouton "sous-titres", en bas à gauche pour activer les sous-titres en français.)

Les féministes n’ont jamais eu une "bonne image". La "bonne image" des féministes de la première vague aujourd’hui, comme je l’ai expliqué, est un effet rétrospectif trompeur. Les féministes ne peuvent pas (si tant est qu’elles le veuillent) avoir une "bonne image" car leur message est inconfortable. Il faudrait donc, et là je m’adresse aux féministes, arrêter de perdre du temps et de l’énergie à essayer d’atteindre cet objectif: ce n’est pas comme cela que nous obtiendrons quoi que ce soit.

AC Husson



Arguments anti-féministes (4) "On devrait se débarrasser du terme ‘féminisme’"

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Arguments précédemment traités:
Les féministes d’aujourd’hui…
Tu es trop agressive, cela nuit à ton message.

Tu donnes une mauvaise image des féministes.

Je précise d’abord que cet argument n’est pas seulement utilisé par des personnes hostiles aux arguments féministes; je voudrais néanmoins montrer en quoi il pose problème et contribue, in fine, à l’anti-féminisme.

Pas besoin d’aller loin pour retrouver cet argument, il suffit de lire les commentaires de mon précédent billet:

    Ce terme féminisme est bizarre, je trouve. Il porte à confusion, et comme bien expliqué dans cet article, il a tellement été trainé dans la boue qu’il est usant et fatiguant de devoir réexpliquer pendant des heures ce que féminisme veut réellement dire.

Généralement, les termes proposés à la place sont "humanisme" ou "égalitarisme". Je n’ai rien contre ces deux concepts, ils ne sont simplement pas adaptés à la situation.

Pour réfléchir sur le terme "féminisme" il faut en connaître l’histoire.

    Le terme féministe désigne à l’origine un homme aux caractères physiologiques efféminés. Alexandre Dumas l’utilise en 1872 de façon ironique pour désigner les partisans du droit des femmes, puis la suffragiste Hubertine Auclert se l’approprie en 1882. Dès que le mot s’est diffusé largement autour des années 1890, il a été utilisé pour désigner des opinions ou des mobilisations antérieures à sa création. ("Féminisme", dans Les mots de l’Histoire des femmes, Presses Universitaires du Mirail, p. 37.)
    Longtemps, [le mot féminisme] fut attribué à Charles Fourier. Or, c’est seulement en 1872 qu’Alexandre Dumas fils en use comme d’une épithète péjorative à l’encontre des hommes qui, favorables à la cause des femmes, voient leur virilité leur échapper. (Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, Introduction, p.3).

L’histoire du terme dans son sens moderne est donc, à l’origine, celle d’une réappropriation à partir d’un adjectif stigmatisant (et s’appliquant à des hommes). L’historienne Michèle Riot-Sarcey rajoute qu’après qu’Hubertine Auclert lui a donné son sens actuel, "le féminisme devient l’emblème du droit des femmes, le porte-drapeau de l’égalité".

C’est au nom du féminisme qu’ont été menées les grandes luttes pour les droits des femmes; c’est sous cette étiquette que s’est élaborée toute une pensée et une littérature, extrêmement diversifiées, qui irriguent le militantisme féministe actuel. Ce terme a donc une histoire, il faudrait s’en rappeler avant de le balayer d’un revers de main en disant "moi de toute façon, je suis humaniste".

Alors oui, certes, ce terme a été "traîné dans la boue". C’est même son origine: il a été créé pour ridiculiser des hommes qui pensaient (grands fous!) que les femmes étaient des êtres humains, puis réapproprié par des femmes qui se battaient pour être reconnues comme des êtres humains au même titre que les hommes. Oui, comme je l’évoquais dans mon dernier billet, le terme est associé à une "mauvaise image" parce que le féminisme est inconfortable et que très peu de personnes sont prêtes à réellement écouter ce qu’il a à dire. Oui, il est fatigant de devoir se battre en permanence contre les stéréotypes qui y sont associés. Mais il est important de continuer à le faire car c’est un terme dont, je crois, il faut continuer à être fier-e-s, au sein d’un mouvement qu’il faut continuer à faire évoluer.

"Humanisme" ou "égalitarisme" ne pourront jamais le remplacer, pour une raison simple: l’intérêt du terme "féminisme" est qu’il rend les femmes visibles. Il nomme les victimes du patriarcat et, implicitement, les bénéficiaires de leur oppression. Il vise à donner une voix aux femmes, à faire d’elles des sujets politiques, les actrices de leur propre libération.

Le féminisme est un égalitarisme, oui: un parmi d’autres. Je serais plus réticente sur le terme "humanisme" car on utilise aujourd’hui ce terme à tort et à travers. Il désigne à l’origine un courant culturel et une idéologie, une belle idéologie qui a à voir avec la conception de l’humain et la quête du savoir, mais absolument rien avec la libération des femmes car ce n’est pas son propos. Il suffit d’écouter les politiques, on peut aujourd’hui lui faire dire ce qu’on veut, c’est-à-dire qu’il ne veut plus dire grand-chose.

Dire que le féminisme est un mouvement "pour les hommes et les femmes", et qu’il n’y a donc pas de raison de mettre les femmes en avant, est à mon avis une grave erreur. Le féminisme est le combat en faveur de l’égalité entre femmes et hommes; or l’égalité ne pourra être atteinte que quand aura pris fin la subordination des femmes au sein du système patriarcal. Le féminisme bénéficie aussi aux hommes, car il permet d’interroger les normes de virilité et de revendiquer des formes de masculinité qui sortent du carcan traditionnel. Mais cela n’empêche pas que les hommes profitent, en tant que groupe (même si c’est à des degrés différents), de l’oppression du groupe "femmes". Très peu sont prêts à le reconnaître, et ils sont encore moins nombreux à vouloir que les choses changent. Raison de plus pour continuer à être et à se dire féministes.

AC Husson

Plus de précisions sur l’origine du terme: "Féminisme: appellation d’origine", par Geneviève Fraisse.


Appel citoyen contre l’incitation au viol sur Internet

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Je publie ici, avec quelques jours de retard, une tribune rédigée par des féministes concernant le site de "coaching en séduction" Séduction by Kamal. Je soutiens leur initiative et les remercie pour leur mobilisation. Depuis la 1ère publication de cette tribune sur plusieurs blogs, le 5 septembre, la page incriminée a été retirée. Je la publie néanmoins car son but est d’attirer l’attention sur la culture du viol et la façon dont le sexisme s’exerce sur internet.

L’intégralité de cette tribune peut être téléchargée ici. Toute personne adhérant à cet appel peut le reprendre à son compte et le reproduire, le diffuser et le publier, ou encore signer la pétition.

La culture du viol est une réalité, vous en trouverez des exemples frappants dans cette tribune. Si vous voulez en savoir plus sur ce sujet, vous pouvez lire l’article "Comprendre la culture du viol" sur le blog Crêpe Georgette.

Incitation au viol sur un site de coaching en séduction

Nous, militantes féministes et citoyennes, avons récemment dénoncé un site de coaching en « séduction » appelé Seduction By Kamal (1) comme incitant au viol.

Seduction By Kamal est un site d’apprentissage des techniques de « pick up artist », à savoir « artiste de la drague ». Il s’agit de techniques de « drague » et de conseils en matière de sexualité. Le site est gérée par la société SBK Coaching, et génère du profit grâce à la vente de livres numériques (« e-books »).

L’indignation s’est focalisée sur un article violent en accès libre et gratuit. Intitulé « Comment Bien Baiser : les 3 Secrets du Hard SEXE » (2), il nous apparait en réalité comme une incitation au viol, particulièrement toxique en raison de l’aspect éducatif du site.

Nous estimons que les propos sont explicites : pour bien « baiser », l’important est de ne pas tenir compte du consentement de sa « partenaire ». Une capture d’écran est conservée ici. Les extraits les plus choquants sont cités ci-dessous, dans la lettre au Procureur, ainsi que chez la blogueuse Diké (3).

Cet article a été écrit par Jean-Baptiste Marsille, rédacteur web, auto-entrepreneur et écrivain (4). Le directeur de publication du site se fait appeler Kamal (5).

Il ne s’agit pas d’un petit blog isolé. D’après son créateur, ce site reçoit 20 000 visiteurs par jours, le chiffre d’affaire de la société « SBK Coaching» est de l’ordre de 10 000 euros par mois (6). Sa page Facebook est suivie (« likée ») par près de 17 000 personnes. Nous notons aussi que les frais de fonctionnement du site semblent peu élevés, compte-tenu des avantages fiscaux de la Pologne par rapport à la France (7), et du caractère dématérialisé des publications électroniques vendues.

Malgré de multiples sollicitations depuis octobre 2012, Kamal n’a jamais réagi. L’article était toujours en ligne à l’heure où nous écrivons cette lettre.

Depuis 2012, cet article a également été signalé en vain au Ministère de l’Intérieur (www.internet-signalement.gouv.fr). Pourquoi la loi n’est-elle pas appliquée ? Est-ce un problème managérial (manque de moyens pour traiter tous les signalements) ou un problème culturel (mauvaise formation et sensibilisation des agents du Ministère à la misogynie en ligne et à la culture du viol) ?

Nous joignons donc à cette tribune un signalement au Procureur de la République concernant le délit d’incitation au viol en ligne sur la page signalée.

Appel aux autorités et aux acteurs du web : stopper la misogynie en ligne

Ceci dit, notre objectif n’est pas de nous focaliser sur ce seul type de site Internet à la marge, mais sur l’ensemble de la misogynie globalement répandue sur l’espace Internet, et trop tolérée.

De nombreux agresseurs et leurs complices se sentent autorisés, en toute impunité, à exhiber sur Internet leurs infractions misogynes (viol, agression, non-assistance à personne en danger, recel de médias à caractère pédo-criminel…). Leurs victimes sont réduites au silence ou humiliées à l’échelle planétaire, subissant la reproduction perpétuelle de leurs agressions sur les réseaux sociaux.

Comment les Internautes peuvent-ils encourager un tel laxisme envers des criminels, et une telle sévérité envers les victimes ? Certainement à cause d’un amalgame toxique entre sexualité et violence érotisée (culture du viol) combinée à une mauvaise appréciation du sexisme sur Internet, perçu à tort comme “virtuel”.

Or le sexisme en ligne n’a rien de virtuel : le harcèlement subi par des personnalités connues comme par des adolescentes anonymes (ou qui auraient voulu le rester), le racolage des mineures par les pédo-criminels ou les proxénètes, l’omniprésence des images de femmes hypersexualisées et objectivées, dans les contenus personnels, journalistiques, culturels et commerciaux – clichés parfois pris à l’insu du sujet, l’humour sexiste qui alimente la tolérance envers le sexisme, les discours vindicatifs, stéréotypés et dégradants à l’égard des femmes, tout ceci est bien réel.

Ailleurs, sur le web anglophone notamment, des voix se sont élevées pour exposer l’ampleur de la misogynie sur Internet, et exiger des actions concrètes pour y mettre fin. Ainsi la campagne #FBRape a permis un début de dialogue avec Facebook, dans le but d’améliorer les systèmes d’identification et de modération des discours de haine misogyne (8).

Côté français, l’incitation à haine, à la discrimination ou à la violence est interdite par la Loi sur la liberté de la presse, article 24 (9). Nous exigeons que l’alinéa 7 soit appliqué, à savoir que l’incitation à la violence en raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap soit réellement pénalisée.

Nous demandons également une modification de l’alinéa 6 de cette même loi (concernant l’incitation à la discrimination et à la haine) pour qu’il soit étendu au sexisme. Actuellement seules sont concernées les discriminations et la haine motivées par des raisons ethniques, raciales ou religieuses.

Enfin, nous appelons les pouvoirs publics à mettre en place une plateforme dédiée au signalement de sites misogynes, à la sensibilisation des acteurs du web sur le sujet, et à l’accompagnement des victimes de discrimination, de haine ou de violences misogynes sur Internet.

Nous appelons également les entreprises du web ou présentes sur Internet à mettre en place des pratiques éthiques pour lutter contre le sexisme sur Internet, en coopération avec la société civile.

Collectif féministe et citoyen

—————–
Signalement au Procureur

Paris, le 05/09/2013

Lettre R.A.R.

Monsieur le Procureur de la République,

Nous, citoyennes, tenons par la présente à vous signaler les faits délictueux visés par l’article 24 de la Loi sur la Liberté de la Presse qui punit de "cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui (…) auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes : les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles définies par le livre II du code pénal".

Sur le site Seduction By Kamal, cette page (URL : http://www.seductionbykamal.com/comment-bien-baiser – captures d’écran ci-joint) intitulée "Comment Bien Baiser : les 3 Secrets du Hard SEXE" constitue une apologie du viol et une incitation à la violence contre les femmes. Quelques extraits explicites :

    "Montrez-lui qu’elle n’a pas vraiment le choix"
    "Attaquez sa poitrine"
    "créer rapidement une image du mec qui sait ce qu’il veut et qui l’obtient quand il veut".
    "vous décidez [...] tout est entre vos mains (ou vos cuisses devrais-je dire)"
    "perdre tout contrôle de la situation est un "turn on" majeur pour les femmes".
    "appliquez-vous à aller en profondeur et à ne stopper la cadence que quand VOUS le décidez ! Elle se plaint ? Pas pour longtemps ! C’est un phénomène naturel de rejet de l’autorité, mais une fois cette barrière franchie, elle s’abandonnera à vous et vous demandera de la défoncer [...] c’est ça en fait la véritable notion du fameux "BIEN BAISER".
    "Imposez votre puissance".
    "Donnez des ordres et soyez inflexible. Ne lui demandez pas gentiment si, éventuellement, vous pourriez avoir une fellation et éjaculer dans sa bouche… La décision est prise, retirez-vous et faites la descendre vers votre sexe afin d’affirmer votre posture."
    "Si seulement vous saviez combien de femmes rêvent de se faire démonter par un inconnu au chibre géant".
    "Cette méthode est relativement efficace quand on rencontre une inconnue qui nous ramène chez elle. Si elle en arrive là, c’est sans doute parce qu’au fond, ce qu’elle veut, c’est tirer un coup."
    "Ne lui demandez pas si vous pouvez la pénétrer comme un animal sauvage, faites-le !"
    "il vous suffit [...] de laisser parler vos envies, sans vous restreindre. Prenez le contrôle du rapport sexuel et pensez que votre masculinité passe par des coups de boutoir infligés."
    "ne vous refusez rien".

Nous avons signalé ce lien à internet-signalement.gouv.fr sans aucune conséquence concrète.

La présente faisant valoir ce que de droit.

Copie à

- Monsieur Manuel Valls, Ministre de l’Intérieur
- Madame Vallaud-Belkacem, Ministre des Droits des femmes,
- Madame Christiane Taubira, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice
- Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes
- Observatoire des Inégalités
- Le Monde
- Le Figaro
- Médiapart
- Rue 89
- Libération
- Les Nouvelles News
- Slate
- Fédération Nationale Solidarité Femmes
- Signalement publié sur internet par une dizaine de blogs

le 05/09/2013

Capture d’écran de l’article signalé : http://dikecourrier.files.wordpress.com/2013/08/comment-bien-violer-une-femme-par-seduction-by-kamal-kay-et-jb-marsille1.pdf

—————–

Sources et liens cités dans l’appel :

(1) http://www.seductionbykamal.com

(2) http://www.seductionbykamal.com/comment-bien-baiser

(3) http://dikecourrier.wordpress.com/2013/08/19/pick-up-artists-le-marketing-de-la-violence-misogyne

(4) http://www.profils-auto-entrepreneurs.com/profil/jean-baptiste.marsille

(5) http://www.seductionbykamal.com/mentions-legales/

(6) http://www.agence-csv.com/seduction-by-kamal-le-seducteur/

(7) http://www.lepetitjournal.com/varsovie/economie/132935-varsovie-eco

(8) http://www.womenactionmedia.org/facebookaction/how-to-report-gender-based-hate-speech-to-facebook

(9) http://www.legifrance.gouv.fr


Arguments anti-féministes (4) A propos du terme "anti-sexisme"

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Ceci est un appendice au billet précédent de ma série sur les arguments anti-féministes, "On devrait se débarrasser du terme féminisme". Je précise, comme je l’ai fait dans le texte et en commentaire de ce billet, que je ne considère pas que cet argument soit anti-féministe en soi, seulement qu’il pose un certain nombre de problèmes. Je précise également que je ne prends à nouveau pas en compte ici les critiques internes au féminisme mais que je vise plutôt à donner des éléments de réflexion pour contrer des arguments anti-féministes.

Myroie (du blog egalitariste.net) me fait remarquer en commentaire que j’ai oublié le terme "anti-sexisme". J’étais partie pour le traiter et, effectivement, je l’ai oublié en cours de route. Je corrige donc avec une note rapide.

Le terme est très courant, il me semble, et c’est même le titre d’un très bon blog féministe. Il me semble cependant qu’il peut aussi poser problème, du moins quand il est employé par des personnes qui refusent de se dire féministes.

D’abord, et cela peut paraître a priori comme un avantage, il est difficile de s’opposer à quelqu’un qui se dit anti-sexiste; cela nécessite des contorsions rhétoriques que l’on retrouve par exemple dans le contexte de la lutte anti-raciste (peu de gens rétorquent à un·e militant·e anti-raciste "moi je suis raciste", ça ne veut pas dire qu’ils ou elles ne le sont pas). Le terme impose donc une fausse évidence: presque tout le monde, aujourd’hui, se déclarerait anti-sexiste, dans la mesure où il n’est plus admis par la société de se dire ouvertement sexiste.

Cependant, l’avantage n’est qu’apparent, car souvent le terme sert à mettre à distance le combat féministe: une personne dira alors qu’elle est anti-sexiste, mais pas féministe (variante bien connue: "je ne suis pas féministe, mais…"). Pourquoi? La réponse la plus évidente est qu’on attache au féminisme un grand nombre de stéréotypes, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises (hystérie, agressivité, misandrie, etc.). Mais je pense que, plus profondément, la réponse est politique: personne n’a jamais mené de lutte politique au nom de l’anti-sexisme. Le versant politique de l’anti-sexisme est le féminisme. Or de nombreuses personnes, bien qu’elles se déclarent anti-sexistes, ne voient pas ou refusent de voir le caractère politique de la lutte contre le sexisme.

Je répète également que les termes "humanisme", "égalitarisme" et "anti-sexisme" ne font pas apparaître les sujets politiques de la lutte dont il est question; je m’en suis déjà expliquée dans mon dernier billet.

AC Husson


Embrasser, garder les enfants ou faire le café ?

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Cet article est une contribution de Janine. Je vous conseille d’aller voir son blog, Poil à fille.


Je suis tombée sur une question intéressante cet après-midi. Celle-ci se trouve dans un article de 2001 de Katherine M. Franke (p. 201 , « Theorizing Yes : An Essay on Feminism, Law and Desire »), professeure en droit et féministe nord-américaine. Dans ce texte, elle explique que pour beaucoup de féministes travaillant sur le droit et la loi (comme Catharine MacKinnon par exemple, ce sont les « legal feminists » ) le caractère sexuel d’une faute est considéré comme circonstance aggravante car selon elles la sexualité (hétérosexuelle) est la source et le cadre le plus violent de la domination masculine. Autrement dit, « lorsqu’une pratique répréhensible prend un caractère sexuel, elle atteint sa forme la plus grave ». En gros : le harcèlement moral c’est mal, mais le harcèlement sexuel c’est pire ; les violences c’est mal, les violences sexuelles c’est pire, etc.

Elle se demande à quel point cette position est partagée par ses étudiant-e-s. Elle leur pose donc la question suivante :

    « Quelle pratique trouveriez-vous la plus humiliante, vous réduisant le plus à l’état d’objet ou répréhensible : que votre patron [masculin] vous demande, de façon inattendue :
    - de l’embrasser
    - de garder ses enfants
    - d’être en charge du café lors de la réunion des employés ? »

Elle remarque avec surprise que peu d’étudiantes ont choisi la réponse 1 « embrasser » (alors que d’après elle, les féministes de sa génération auraient choisi celle-ci en masse). La plupart de ses étudiantes ont considéré que le baby-sitting était de loin la demande la plus humiliante, la plus offensante, car elle correspondait au stéréotype de la femme-mère/maternelle.

J’ai alors décidé de poser la question aux Twittos :

Voici les réponses des Twittos à la question, en ce 20 septembre 2013 :

Which practice would you find more humiliating, objectifying, or objectionable :
having a male boss ask you, out of nowhere :

1) To kiss him – l’embrasser 2) To babysit for his kids – garder ses enfants 3) Be responsible for serving coffees at staff meeting – être en charge du café lors de la réunion des employés Total
Femmes 14 10 28 52
Hommes 7 3 17 27
Total 21 13 45 79

Grosse majorité de 3, donc.

Attention : certains hommes ont compris la question comme ne les concernant pas eux en tant qu’employé homme mais « à la place d’une femme ». Je n’ai pas précisé en effet.
Je n’ai pas non plus précisé si le boss était toujours un homme dans le cas d’un employé homme ou s’il devenait une femme (donc trois compréhensions possibles de la question pour les hommes: homme face à un patron homme, homme face à une patronne femme, homme qui se met à la place d’une femme face à un patron homme)

Justifications (il serait intéressant de voir le pourcentage de gens qui se justifient pour chaque réponse) :

Embrasser ou garder les enfants : provoque des sentiments négatifs mais pas d’humiliation, alors que servir le café est proprement humiliant.

    réponse 3 (h) « humiliant je dirais le 3. le 1 est creepy et le 2 est WTF »
    réponse 3 (h) « 1 et 2 me feraient chier mais 3 serait humiliant »
    réponse 3 (f) « pour embrasser je dirais que je ne serais pas humiliée (mais énervée, révoltée etc.) pour les enfants ça ne me ferait pas grand chose je me dirais peut-être que c’est le genre de service qu’on demande à ses amis. Par contre le café, là je me sentirais humiliée ou plutôt rabaissée et victime de sexisme. »
    réponse 3 (h) « 1 est juste gênant et 2 rend service »
    réponse 3 (h) «pour les enfants ou le bisou, je serais gêné mais pas humilié »
    réponse 3 (h) « pour s’embrasser je trouverais juste ça très gênant et pour garder ses enfants ça dépendrait de la situation »
    réponse 3 (h) « pour moi seule la trois est candidate pour le statut de demande "humiliante", les autres nécessitent un autre adjectif » (hors de propos, confusion pro/perso)
    réponse 3 (h) « parce que je trouverais les deux autres absurdes (et pas moins humiliantes potentiellement »
    réponse 3 (h) « je vois pas en quoi c’est humiliant de demander un baiser, déconcertant oui, humiliant non »

Garder les enfants et/ou embrasser n’est pas forcément avilissant, alors que servir le café l’est systématiquement.

    réponse 3 (h) « 1 est juste gênant et 2 rend service »
    réponse 1 (f) (mais ex æquo avec le 3) « garder les enfants, si ça dépanne vraiment et / ou si c’est rémunéré , bon, c’est du baby-sitting, ça me choque pas »
    réponse 3 (h) « je vois 2 comme un service et 1 comme du privé. 3 est vraiment l’expression de la domination patronale »
    réponse 3 (h) « je ne vois pas ce qu’ont d’humiliant 1 et 2 »
    réponse 3 (h) « je ne me sentirais pas forcément humilié pour le 2 ou le 3 car je pars d’un a priori d’égalité. S’il me le demande c’est qu’il serait prêt à le faire pour moi en retour, ou à demander à n’importe quel collègue. Même si c’est mon chef. Il faudrait qu’un homme haïsse un autre homme pour qu’il le considère comme une bonniche #naïf? »
    réponse 3 (h) « l’embrasser pourrait être flatteur si une attirance était réciproque. Garder ses enfants, cela pourrait dire qu’une confiance s’est installée entre l’employée et le patron. Servir le café peut aussi signifier " j’ai la flemme de le faire, démerde toi " »
    réponse 3 (f) « le café parce que le reste ça peut-être à titre perso mais le café ça fait vraiment genre professionnellement tu sers à rien »
    réponse 3 (f) « pour moi servir le café aux réunions correspond vraiment à un cliché de tache subalterne associée aux femmes »
    réponse 3 (f) « j’ai été hôtesse d’accueil est c’est au même niveau qu’une caissière pour les gens qui se font servir »
    réponse 3 (h) « l’embrasser : dépend du contexte, âge, sexe du boss. Je serais plutôt flatté si F, embarrassé si H (étant moi-même un H hétéro) »
    réponse 3 (f) « la 1 si je suis pas attirée = non, sinon oui ! La 2 pour rendre service, pourquoi pas ? »
    réponse 3 (f) : « l’embrasser je crois que je serais tellement surprise que ça me ferait rire »

La barrière professionnelle et le cadre légal protègent en cas d’une demande 1 ou 2 qu’on veut refuser alors qu’ils ne rendent pas illégitime l’abus de la demande 3.

    réponse 3 (f ) « le 1 je l’envoie chier et s’il est pas content je le dénonce. Alors que 2 et 3 je saurais moins bien comment le jeter… et 3 c’est d’être sa bonniche devant tout le monde !!!! »
    réponse 3 (f) « dans le cas 1 horrible mais possible de repousser et il risque gros, dans le cas 2 on peut dire non diplomatiquement »
    réponse 3 (h) « je vois 2 comme un service et 1 comme du privé. 3 est vraiment l’expression de la domination patronale »

La dimension publique de la demande 3 la rend plus humiliante.

    réponse 3 (f) « car c’est dans le cadre du travail donc rabaissé face aux autres. Les deux autres rentrent dans la vie privé »
    réponse 3 (f ) « le 1 je l’envoie chier et s’il est pas content je le dénonce. Alors que 2 et 3 je saurais moins bien comment le jeter… et 3 c’est d’être sa bonniche devant tout le monde !!!! »
    réponse 3 (f) « les deux autres peuvent rester "privés", là y’a des gens »
    réponse 3 (f) « être la bonniche de l’assemblée semble pire que d’être la bonniche "que" du patron »
    réponse 3 (f) « j’ai été hôtesse d’accueil est c’est au même niveau qu’une caissière pour les gens qui se font servir »
    réponse 3 (f) « je dirais le café peut-être parce que c’est carrément public (et j’imagine qu’il n’y a que des hommes en réu) »

La confusion privé / professionnel est considérée comme une circonstance aggravante.

    réponse 2 (h) « j’ai hésité entre ça et embrasser . Dans les ceux cas on sort complètement de la sphère professionnelle »
    réponse 2 (f) « parce que hors du contexte pro et parce que préjugé femme → garder les gosses. Mais bon la 1 je serais bien choquée hein »
    réponse 2 (f) « les enfants ! Le café a au moins le mérite de rester dans la sphère pro… »
    réponse 2 (f) « la garde d’enfant ! Parce que ça a forcement rien à voir avec les compétences pro. »
    réponse 2 (f) : « le 3 je trouverais certainement ça sexiste, mais ça reste dans le cadre pro. Je trouverais ça humiliant, oui, vis-à-vis de mes collègues, mais je crois que je serais plus *profondément* humiliée avec la 2 parce que c’est vraiment de moi qu’il est question »
    réponse 2 (f) « garder ses enfants, car 3 peut se justifier par un besoin pro et 1 par une attirance mutuelle »
    réponse 2 (f) « en fait je crois que e qui est humiliant c’est qu’on demande un truc qui n’est pas dans nos attributions de poste parce que f. Autant le café peut parfois se justifier, autant la bise et les mômes… » (la personne précise que son emploi de secrétaire « habituée à faire le café » joue dans sa réponse).
    Réponse 2 (f) : « peut pas se payer une baby-sitter, au lieu d’empiéter sur ma vie privée ? Je déteste aussi la 1 »

L’humiliation est liée au caractère sexuel de la première demande (embrasser). 

    réponse 1 (f) « «  dans les deux derniers cas il te voit comme bonniche et dans le premier comme bonniche + objet sexuel a son service, c’est le combo »
    réponse 3 (mais hésitation, f) « la 1 me chiffonnerait pas mal et je me sentirais un peu humiliée façon promotion canapé »
    réponse 1 (f) « dans les deux autres cas, il me prend pour sa bonniche, là pour sa pute »
    réponse 1 (h) « les deux autres réponses sont,pour moi, de l’ordre du service (voir le contexte après) »
    réponse 1 (h) « pour moi, la 2 et 3 ne sont pas humiliante pour un homme car il entend "rends moi un service" et pas "retourne dans ta cuisine" »
    réponse 1 (f) « café et gamins c’est niveau bonniche alors que l’embrasser cela relève pour moi du harcèlement sexuel »

Et vous?


Les anorexiques, des "clones sans cervelle"?

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Oui, je sais, ça faisait longtemps. J’ai dû faire une pause. Je reprendrai peut-être plus tard la série sur les arguments anti-féministes (si vous voulez la continuer, vous pouvez toujours m’envoyer des propositions de billets…).

J’ai eu envie de recommencer à publier ici à cause d’une citation de J.K. Rowling que j’ai lue sur la page Facebook "A Mighty Girl" ("the world’s largest collection of books, toys, and movies for parents, teachers, and others dedicated to raising smart, confident, and courageous girls").

    "I’ve got two daughters who have to make their way in this skinny-obsessed world, and it worries me, because I don’t want them to be empty-headed, self-obsessed, emaciated clones; I’d rather they were independent, interesting, idealistic, kind, opinionated, original, funny – a thousand things, before ‘thin’. [...] Let my girls be Hermiones, rather than Pansy Parkinsons. Let them never be Stupid Girls."

    Writing on her website, [J. K. Rowling] revealed that her "rant" was prompted by photographs in a magazine of a very young woman "who is either seriously ill or suffering from an eating disorder… This girl needs help but, the world being what it is, they’re sticking her on magazine covers instead."

Traduction:

    "J’ai deux filles qui doivent tracer leur chemin dans ce monde obsédé par la maigreur, et cela m’inquiète car je ne veux pas qu’elles soient des clones sans cervelle [empty-headed], obsédées par leur propre image [self-obsessed] et émaciés. Je préférerais qu’elles soient indépendantes, intéressantes, idéalistes, gentilles, avec des opinions fortes, originales, drôles – un millier de choses avant "minces". [...] J’aimerais que mes filles soient des Hermione, pas des Pansy Parkinson. J’aimerais qu’elles ne soient jamais des Stupid Girls [titre d'une chanson de Pink]."

    Sur son site, elle écrit que son "coup de gueule" fait suite à des photos parues dans un magazine, photos d’une très jeune femme "qui soit est gravement malade, soit souffre de troubles du comportement alimentaire… Cette fille a besoin qu’on l’aide mais, le monde étant comme il est, ils la collent en couverture des magazines à la place".

J’admire profondément J. K. Rowling mais j’ai été consternée par cette déclaration, triste aussi. Puis furieuse.

Evidemment, il faut lutter contre l’obsession de la minceur et permettre aux petites filles d’avoir confiance en elles, et j’imagine que c’est ce que voulait dire Rowling. Mais la façon dont elle l’exprime est extrêmement perturbante. Elle parle ouvertement de filles et de femmes qui sont malades en les décrivant comme des "clones sans cervelle", qui ne peuvent être ni indépendantes, ni intéressantes, ni idéalistes, ni gentilles, ni originales, rien.

La référence à "Stupid Girls" n’arrange rien, puisque Pink utilise des stéréotypes sur les "filles sans cervelle", les blondes, les filles qui se préoccupent trop des garçons (et j’en passe) pour se moquer d’elles et demander: "Where, oh where, have the smart people gone?" (Où, où sont passés les gens intelligents?"). Puisque bien sûr, des blondes avec des "tee-shirts de gamines" se déplaçant "par groupes de 2 ou 3" en rejetant leurs cheveux en arrière pour attirer l’attention des garçons, ça ne peut pas rêver d’être présidente, ça ne peut même pas être intelligent. Breeeeef. (Apparemment, Rowling a décrit cette chanson comme "the antidote-anthem for everything I had been thinking about women and thinness", "l’hymne-antidote à tout ce que je pensais jusque-là à propos des femmes et de la minceur".)

Images extraites du clip (trouvées sur le blog Morning MakeUp Call)

Les propos de Rowling s’inscrivent dans une tendance généralement positive du féminisme qui vise à procurer aux filles et aux femmes une image positive de leur propre corps, débarrassée des impératifs de beauté omniprésents et destructeurs (minceur, blancheur, "thigh-gap" et j’en passe). C’est de cette tendance qu’est issu le concept de fatphobia, traduit par "grossophobie": la peur, le rejet et, par conséquence, les moqueries et les discriminations dont souffrent les personnes considérées comme grosses. C’est un concept féministe très important et dont on ne parle pas encore assez en France.

Le problème est que ce mouvement conduit parfois à l’extrême inverse, c’est-à-dire à rejeter les femmes considérées comme trop maigres. J’ai déjà parlé ici de l’expression "vraie femme" (entendre "qui a des formes", expression tout aussi stupide d’ailleurs).

Mais le problème est plus vaste que cela. Il est lié à la méconnaissance ou à l’ignorance face au phénomène des troubles du comportement alimentaire, qui peuvent se présenter sous diverses formes, dont les plus connues sont l’anorexie et la boulimie. Peu de gens savent qu’il s’agit d’une psychopathologie, et encore moins acceptent de le reconnaître. Au lieu de cela, on se moque de ces "mannequins anorexiques". On dit en riant, "j’ai fini la plaquette de chocolat, je suis trop une boulimique". On utilise même les deux termes comme des insultes, en particulier "anorexique".

Les propos de Rowling montrent qu’elle ne sait rien, absolument rien, des troubles du comportement alimentaires. Elle a même tout faux. Les anorexiques, par exemple, sont souvent des jeunes filles (car oui, l’anorexie est une maladie genrée, puisque l’immense majorité des anorexiques sont de genre féminin) à très haut potentiel intellectuel. Leur souffrance n’est pas un caprice, elles ne veulent pas simplement "ressembler aux mannequins des magazines". Elle est beaucoup plus profonde. Car l’anorexie est une maladie, une maladie qui détruit et qui tue.

Je me souviens d’un article de Grazia qui avait fait scandale dans le petit monde de Twitter. Le magazine "féminin" avait publié un article nauséabond sur les femmes "grosses". Quelqu’un sur Twitter avait exprimé son indignation en traitant cette journaliste d’"anorexique", je lui avais répondu en disant que l’anorexie est une maladie, mais une insulte.

    "- Elle traite les femmes rondes d’adipeuses, on peut donc lui retourner la politesse.
    [Moi] – Ah, donc "adipeuses" est une insulte et "anorexique" est son contraire?
    - Donc on ne peut pas traiter quelqu’un de débile ou de crétin non plus? A priori ce sont des maladies aussi."

Autre article nauséabond de Grazia sur les "grosses", autre "insulte" par un autre twitto: "Euh, elles ont un souci les rédactrices anorexiques chez Grazia? Aigries comme des Elisabeth Lévy!"

Vous ne voyez peut-être pas le problème avec ces tweets ou avec les propos de Rowling. Moi si. Voyez-vous, je suis une ancienne anorexique. Je sais ce que c’est, ce que ça veut dire, même si j’ai pu m’en sortir relativement rapidement et sans trop de dégâts (c’était il y a plus de 5 ans). Je sais que c’est une maladie. Je connais cette souffrance. Alors utiliser "anorexique" comme une insulte pour désigner des femmes avec lesquelles on est en désaccord, des femmes "aigries", des "clones sans cervelle", non, je ne peux pas l’accepter.

Le féminisme progresse vers plus d’inclusivité en essayant de prendre en compte les discriminations dont souffrent les personnes considérées comme trop grosses. Il progresse en luttant pour permettre aux filles et aux femmes d’avoir une image positive de leur propre corps. Mais ce faisant, il laisse trop souvent sur le côté de la route des femmes comme moi. Pire: on nous éjecte du train avec un coup de pied, et, bonus, on nous crache dessus pour que le message soit bien clair.

AC Husson

A lire: Mona Chollet, Beauté fatale, 2012. Voir notamment le chapitre "Une femme disparaît. L’obsession de la minceur, un ‘désordre culturel’".
Voir aussi la page Facebook "Observatoire de la Grossophobie et du Body Shaming".


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